L'héritage intellectuel de Mai 68
Entre 1960 et 1982, ce sont 94 numéros pour une histoire et une légende dans le paysage intellectuel de la seconde moitié du XXe siècle. Une revue qui a même obtenu sa notice dans Le Petit Larousse, précisant que son principe était "d'unir systématiquement la pratique littéraire à la réflexion théorique". Un nom, Tel Quel, qui fait penser à Paul Valéry. Mais c'est plutôt du côté de Nietzsche que, déjà, les fondateurs se tournaient, mettant en exergue du premier numéro son "je veux le monde et je le veux tel quel".
Tel Quel paraît pour la première fois en mars 1960, mais son véritable départ est en 1963, avec un nouveau comité de rédaction, comme le démontre Philippe Forest dans son Histoire de "Tel Quel" (Seuil, 600 p., 1995). Et ce fut la dernière des avant-gardes, qui a réussi sa propre dissolution. Pourquoi la dernière ? Parce que, toujours selon Forest, mais cette fois dans De "Tel Quel" à "L'Infini" (éd. Cécile Defaut, 2006) "depuis, s'est ouverte une autre histoire dont nous ne pouvons plus croire que, de rupture en rupture, d'époque en époque, elle nous mènerait quelque part". Pour Forest, "si le souvenir de Tel Quel suscite tant d'énervement et d'agitation, c'est parce qu'au-delà de l'histoire de cette revue, le débat porte en réalité sur le devenir de la littérature et de la philosophie françaises depuis 1960 : faut-il liquider l'héritage de ce que deux polémistes ont fort justement nommé la "pensée 68" ? On peut, à bon droit, penser que non".
Tout a commencé avec six jeunes gens de moins de 25 ans : Philippe Sollers, Jean-René Huguenin, Jean-Edern Hallier, Renaud Matignon, Jacques Coudol, Fernand du Boisrouvray. Les éditions du Seuil n'ont accepté de financer cette revue que parce que Philippe Sollers, en 1958, à 22 ans, venait d'obtenir un grand succès et une reconnaissance littéraire avec son premier roman, Une curieuse solitude. Tel Quel se voulait un groupe, d'où émanait la revue au sous-titre très ambitieux - Littérature / Philosophie / Art / Science / Politique - et une collection, dirigée par le seul Sollers. Le contrat avec le Seuil précisait que le comité de rédaction était totalement indépendant.
Dès le premier numéro, la revue affiche son soutien au Nouveau Roman, avec un texte de Claude Simon, et très vite, comme l'a souvent souligné Sollers, souhaite "une transformation de la bibliothèque", en mettant en avant, notamment, Antonin Artaud, Georges Bataille, James Joyce, Louis-Ferdinand Céline. Francis Ponge, las de la NRF, s'intéresse à ces jeunes gens, chez lesquels il trouve une énergie qui lui redonne une jeunesse.
Mais, sur fond de guerre d'Algérie, les conflits se multiplient. Départs, exclusions, aboutissent, en 1963, à la constitution d'un nouveau comité de rédaction autour de Philippe Sollers, avec Marcelin Pleynet (secrétaire de rédaction) Denis Roche, Jean-Louis Baudry, Jean Thibaudeau, Jean Ricardou, Jean-Pierre Faye - qui partira pour créer sa propre revue, Change, tandis que le groupe se verra rejoint par Pierre Rottenberg, Jacqueline Risset, et Julia Kristeva, dont l'apport théorique sera majeur.
"Le groupe, écrit Philippe Forest dans De "Tel Quel" à "L'Infini", organise, à Cerisy, un colloque présidé par Michel Foucault. (...) Les conditions sont réunies pour que s'établisse un dialogue avec Roland Barthes, Jacques Derrida ou Jacques Lacan." Avec Louis Althusser aussi. Tel Quel apparaît alors comme une revue de théorie littéraire et de réflexion politique.
Faire vraiment l'histoire de Tel Quel, ce serait faire une histoire des crises successives, mais on a vu qu'il y fallait l'espace d'un gros livre. Des crises qui étaient signes de vitalité et gages de renouvellement. Au milieu des années 1960 s'estompe le soutien au Nouveau Roman, pour aller vers une marxisation qui débouchera sur le maoïsme. En 1970, Tel Quel et la revue communiste La Nouvelle Critique organisent ensemble le colloque de Cluny. Il ne débouche pas sur une union, loin de là. Tel Quel est désormais en rupture totale avec le Parti communiste. Et les liens de la revue avec l'intellectuelle italienne Maria-Antonietta Macciocchi, interdite de Fête de L'Humanité en 1971, à cause du gros livre qu'elle vient de publier, De la Chine, ne fera que spectaculariser la rupture.
S'ouvre alors une "période chinoise" de Tel Quel, moins strictement maoïste que la légende ne le laisse croire (rien à voir avec les militants de la gauche prolétarienne, avec ceux qui prônent l'établissement des intellectuels en usine), mais très tournée vers la pensée chinoise. Comme le prouvent plusieurs numéros spéciaux, notamment après le fameux voyage en Chine de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet et Julia Kristeva, auxquels se joignent Roland Barthes et François Wahl, en 1974...
La légende, encore, voudrait que ce tropisme chinois occulte toute autre préoccupation. C'est évidemment faux, comme en témoignent les numéros sur les Etats-Unis et sur les dissidents en Union soviétique, ou, dans les dernières années, sur le féminisme et la psychanalyse.
Au tournant des années 1980, Sollers sent qu'on est entré dans une autre époque. Les rapports entre le Seuil et le groupe se dégradent. A l'automne 1982, alors qu'il vient de terminer son nouveau roman, Femmes, Sollers quitte le Seuil pour Gallimard. Le Seuil lui interdit l'utilisation du titre Tel Quel, dont il est copropriétaire.
Il fonde alors, avec Marcelin Pleynet comme secrétaire de rédaction, mais sans comité de rédaction, la revue L'Infini, d'abord chez Denoël, puis chez Gallimard. Les polémiques s'estompent, le travail est plus silencieux, mais la revue vient d'atteindre le numéro 112. Et surtout, au printemps 2008, le numéro 101-102 a publié un index de tous les textes parus. On a pu alors constater que de nombreux jeunes écrivains, aujourd'hui reconnus, de Christine Angot à Michel Houellebecq avaient publié, encore inconnus, dans L'Infini. [Josyane Savigneau, Le Monde]