Depraz: Résumé des étapes méthodologiques de la phénoménologie
Récapitulons les différentes opérations par lesquelles la phénoménologie parvient à sa rigueur dernière, c’est-à- dire à sa maturité.
1. Par la découverte de l’intentionnalité, acte de la conscience où la relation entre pôle subjectif et pôle objectif prime sur les pôles eux-mêmes, la phénoménologie consomme une première rupture. Dès 1900-1901, elle se détache de toute conception de la philosophie comme théorie de la connaissance, conception qui repose encore sur l’opposition duelle du sujet et de l’objet. En tant que structure relationnelle de la conscience et de son objet, l’intentionnalité est d’une certaine manière un concept commun à la phénoménologie et à la psychologie héritée de F. Brentano.
2. Par la mise en évidence de l’époché, acte de retrait et de mise en suspens permettant une observation désintéressée du monde, de la réduction éidétique en tant que conversion du fait à l’essence, et enfin de la réduction phénoménologique qui est passage de la donnée naturelle à son sens comme phénomène en 1907, la phénoménologie se dégage de l’horizon psychologique dans lequel elle baignait encore et se conquiert comme transcendantale. Les descriptions concrètes de l’expérience pourront dès lors se mouvoir soit en régime psychologique où les choses sont appréhendées comme phénomènes psychiques, soit parallèlement, à un niveau de rigueur phénoménologique supérieure, en régime transcendantal, où ces mêmes choses apparaissent comme unités phénoménologiques de sens.
3. L’opération de la constitution enfin vient accomplir le mouvement d’accès au sens permis par la réduction. Corrélat strict de cette dernière, la constitution est l’acte par lequel je redécouvre le monde comme horizon ultime du sens : le sens se déploie sur le fond du monde, ou encore : le monde est le milieu où advient comme sens chaque objet que je vise. Je constitue le monde comme unité de sens, cela signifie que je l’objective, lui conférant une unité transcendantale de sens.
4. Par la mise en jeu d’une phénoménologie constitutive, et non plus seulement descriptive comme au stade de l’intentionnalité, s’amorce aussi le mouvement de la réduction au monde de la vie, comme retour radical au sens originaire du monde et comme refus corrélatif du monde objectif idéalisé de la science.
De la mise en œuvre de l’intentionnalité à la découverte du monde de la vie, on est passé d’une phénoménologie statique où sont envisagés les différents actes intentionnels de la conscience (perception, imagination, souvenir) dans leur structure et leur fondation étagée à partir de la perception, à une phénoménologie génétique qui privilégie l’engendrement du sens par la conscience et la recherche de la couche la plus originaire de celle-ci.
Ces deux mouvements ne sont pas à opposer ni à hiérarchiser. Ils sont tous deux au contraire nécessaires à l’approfondissement de la quête phénoménologique.
in: Edmund Husserl La crise de l’humanité européenne et la philosophie Introduction, commentaire et traduction par Nathalie Depraz Collection dirigée par Laurence Hansen-Løve Edition numérique : Pierre Hidalgo La Gaya Scienza, mars 2012