Michel Foucault: Considérations sur le marxisme, la phénoménologie et le pouvoir (1978)
Alain Beaulieu: À l’occasion d’une visite aux archives Foucault déposées à la Bibliothèque Bancroft de l’Université de Californie à Berkeley [1], j’ai croisé un entretien avec Foucault réalisé en avril 1978 par Colin Gordon et Paul Patton qui me paraissait à la fois révélateur de l’itinéraire de pensée de Foucault et inédit. Colin et Paul m’ont par la suite confirmé que ce texte n’avait fait l’objet d’aucune publication et nous nous sommes mis d’accord pour contacter le Centre Michel Foucault afin de rendre le document plus accessible par le biais d’une publication.
L’un des intérêts de ce texte réside dans l’originalité des commentaires de Foucault à propos de ses ouvrages alors publiés qu’il situe à l’intérieur de son parcours allant de la phénoménologie à la critique du marxisme. Au fil de l’entretien, Foucault discute notamment la réception « subjectiviste » de la phénoménologie en France, clarifie son rapport au structuralisme, précise les enjeux de sa critique des mécanismes de pouvoir, s’en prend à la « politisation des rapports humains » qui cherchent à démasquer l’ennemi chez tout individu dissident, revient sur son rapport particulier à la notion de résistance, trace quelques liens de ressemblance entre les démarches de Kant et Nietzsche, et parle de la réception controversée de ses premiers ouvrages. L’entretien parvient à saisir avec justesse un moment marquant de la période dite généalogique qui allait prendre une nouvelle direction, quelques mois plus tard, dans la foulée de la couverture de la révolution iranienne puis du tournant éthique vers la « généalogie de nous-mêmes » à laquelle l’entretien fait référence.
L’entretien a été établi à partir de la transcription d’un enregistrement sonore disponible à la Bibliothèque Bancroft sous la cote « BANC MSS 90/136z, 1 :2 ». Quelques mots demeurés inaudibles ont été indiqués. Enfin, le caractère spontané de l’entretien a été conservé sans que le style ait été normalisé, ce qui laisse place à certaines répétitions, hésitations ou phrases incomplètes.
source: cairn
Entretien du 3 avril 1978
Colin Gordon : Il y a une question qui se pose assez souvent parmi vos lecteurs anglais : est-ce que vous avez une vue sur la relation ou l’absence de relation entre votre travail actuel et récent, et ce qu’on comprend par le marxisme, ou bien Marx tout simplement ?
Michel Foucault : Vous voulez me demander quelles sont les relations que j’établis moi-même entre mon travail et le marxisme ? Je vous dirais que je n’en établis aucun. Je n’en établis aucun avec le marxisme, car il me semble que le marxisme est une réalité si complexe, si embrouillée, qui est constituée de tellement de couches historiques successives, qui est prise également à l’intérieur de tellement de stratégies politiques, je ne dis même pas de tellement de tactiques groupusculaires, qu’au fond ça ne m’intéresse pas de savoir qu’en est-il du marxisme et qu’en est-il de mes relations au marxisme. Toute autre chose sont les relations de mon travail avec Marx. Je dirais si vous voulez très grossièrement, pour dire les choses d’une façon caricaturale : moi, mon travail je le situe dans la filiation du second livre du Capital. Je vous dirai très grossièrement qu’il y a tout un héritage, toute une reprise, une réflexion sur le livre 1 du Capital, à savoir sur la marchandise, sur le marché, sur l’abstraction de la marchandise et l’abstraction de l’existence humaine qui en découle, etc. Bon, c’est une grande tradition qu’on trouve en France chez Lefebvre, on peut dire jusqu’à un certain point je crois que Marcuse aussi se situe encore dans cette critique. Moi, ce qui m’intéresse chez Marx, enfin ce qui m’a inspiré je peux dire, c’est le livre 2 du Capital, c’est-à-dire justement tout ce qui concerne les analyses qui sont d’abord historiquement concrètes sur la genèse du capitalisme et non pas du capital, et deuxièmement les analyses des conditions historiques du développement de ce capitalisme surtout du côté de l’instauration, du développement des structures du pouvoir et des institutions du pouvoir. Alors si vous voulez si on rappelle, encore très schématiquement, le livre 1 la genèse du capital, le livre 2 l’histoire, la généalogie du capitalisme, je dirais que c’est dans ce livre 2, et par exemple dans ce que j’ai écrit sur la discipline, que mon travail est tout de même intrinsèquement lié à ce que Marx écrit. J’ajouterais très simplement par parenthèse que je me suis gardé de faire toute les références que j’aurais pu faire à Marx, parce que les références à Marx dans le climat intellectuel et politique de la France aujourd’hui fonctionnent non pas du tout comme des indicateurs d’origine mais comme des marques d’appartenance. C’est une manière de dire, ne touchez pas à moi, vous voyez bien que je suis un véritable homme de gauche, que je suis un marxiste, la preuve c’est que je cite Marx. Alors j’aime mieux faire des citations secrètes de Marx, que les marxistes eux-mêmes ne savent pas reconnaître, que de faire ce que font malheureusement beaucoup de gens, c’est-à-dire tenir des propos qui n’ont rien a voir avec le marxisme, mais en ajoutant en bas de page une petite note de Marx et puis ça y est, le texte a pris son sens politique. Je déteste les signes d’appartenance, je préfère faire un petit peut moins qu’un petit peu plus de citations de Marx.
Colin Gordon : Vous avez raconté dans votre entretien avec Fontana et Pasquino comment le point de départ de vos travaux était, entre autres choses, une rupture avec la phénoménologie qui, avec l’essor des études hégéliennes, était dominante dans l’après-guerre philosophique français. Il y a là une série de questions liées. Comment expliquer cette forte influence de la phénoménologie à cette époque ? Considérez-vous cet effort de renverser ou de rompre avec la phénoménologie comme une orientation déterminante pour vos oeuvres jusqu’à, disons, L’Archéologie du savoir ? est-ce que certaines critiques françaises faites à cette époque de la phénoménologie ont été importantes pour vous, comme par exemple celles de Jean Cavaillès ? enfin, est-ce que c’était en partie pour miner cette philosophie-là que vous avez si souvent posé comme problème la visibilité, le regard savant, l’oeil du roi ou du pouvoir qui voit tout (Tuke, la clinique, Les suivantes, l’histoire naturelle, le panoptique…) : disons autant d’« histoires de l’oeil » ?
Michel Foucault : C’est absolument vrai qu’à l’époque où je faisais mes études, la seule forme, les deux seules formes de philosophie qui nous paraissaient possibles, je ne dis même pas qu’elles étaient dominantes, les deux seules domaines de possibilités étaient Hegel – et Marx – et puis c’était la phénoménologie. La phénoménologie qui en France a toujours fonctionné, a toujours été développée comme philosophie du sujet. Alors il y aurait toute une petite histoire quasi-anecdotique mais très intéressante, qui n’était absolument pas connue en France avant 1927. et lorsque Husserl vient en France, est enfin reconnu en France, et qu’il fait des conférences sous les auspices de la société française de philosophie, de quoi est-ce qu’il parle ? Qu’est-ce qu’il fait ? Les Méditations Cartésiennes ! C’est-à-dire que la France n’a connu Husserl que par un biais dont je ne suis pas sûr qu’il ait été, qu’il ait représenté la ligne principale de la phénoménologie.
Car en particulier tout le problème fondamental de la phénoménologie était un problème de logique enfin : comment fonder la logique.
Tout ça on n’a pas beaucoup connu en France, on a connu en revanche un Husserl qui s’était inscrit, me semble-t-il, sinon avec un peu de complaisance, du moins avec un petit peu d’habileté, dans le sillage cartésien. en tout cas c’était cette phénoménologie-là qu’on nous enseignait. Bon, et en face de ça on avait Marx. et les gens qui ont été mes professeurs, ou qui pour moi ont posé des problèmes importants et significatifs, c’était bien ceux qui ont essayé de voir comment entre phénoménologie et marxisme il était possible à l’aide de ça de faire quelque chose. Alors il y a eu Tran Duc Thao, il y a eu Desanti, bon et puis il y avait, lié à cela aussi, et un peu dans la même perspective, il y avait Cavaillès. C’est-à-dire tous ceux qui voulaient faire une philosophie des sciences dans laquelle le problème du statut et du fondement du concept devait être posé : mais fallait-il le poser en termes de la philosophie du sujet ? Alors c’est absolument ça l’horizon si vous voulez de mes études, et par rapport à ça l’Histoire de la folie, qui était mon premier bouquin, au fond un livre absolument mineur, quasi-ironique, mais que j’aurais bien aimé tout de même qu’on prenne au sérieux, était une manière de dire au fond ceci : depuis tant d’années, on cherche à voir comment il serait possible de faire une histoire, à la fois concrète, réelle, matérialiste, une histoire des sciences, une histoire des rationalités, une histoire des idéalités : une histoire matérialiste des idéalités ; est-ce qu’on peut faire une histoire matérialiste des mathématiques, est-ce qu’on peut faire une histoire matérialiste de la physique théorique ? Bon. Je veux dire que les résultats qu’on nous présentait n’étaient jamais très convaincants, même si j’étais intéressé au style des gens (passage inaudible).
Avec l’histoire matérialiste de la physique théorique, on était vite ramené au fontainier de Florence et alors ces histoires des (mot inaudible) qui n’étaient pas archi-probantes… Bon, si vous voulez le thème c’était ceci : si on prenait justement des formes de scientificité beaucoup moins élevées, des formes de scientificité en quelque sorte en gestion, sous leurs formes les plus frustres et les plus empiriques, et si on essayait de voir comment à ce niveau-là ça se passe, et comment on peut faire une histoire matérialiste des formes de connaissance empirique encore très irrationnelles, encore très peu formalisées, encore tout entachées d’empiricité, d’idéologie, etc. ; et évidemment la médecine et la psychiatrie me paraissaient un exemple en tout cas très utile à envisager, puisqu’il était à ce niveau-là beaucoup plus facile d’enclencher, de brancher l’une sur l’autre une analyse si vous voulez matérialiste des conditions de fonctionnement d’un discours scientifique et puis les formes dans lesquelles ce discours scientifique était formulé. et, très réellement, l’Histoire de la Folie, c’était un espèce d’appel, enfin de proposition faite à des chercheurs disons marxistes, ou en tout cas proches de cet horizon dont on parlait tout à l’heure, pour leur dire, bon, essayons maintenant de reprendre ce même problème (genèse des ratio nalités, genèse matérialiste des rationalités), mais en prenant ces exemples des sciences. Mais quand je vous raconte ça je me donne un rôle comme ça ridicule et prétentieux de pionnier, comme si j’étais le premier, mais en fait Canguilhem, en faisant l’histoire des sciences et l’histoire de la méde cine avait lui aussi, et bien avant moi, essayé de poser le problème dans ces termes, reprenant un certain nombre des thèmes propres à la philo sophie du concept de Cavaillès, mais en faisant jouer ce même type de pro blème et d’analyse au niveau de la biologie. C’est un peu, si vous voulez, comme ça que ça s’est passé. et alors ce qui est frappant est que pendant très longtemps les marxistes n’ont attaché aucune importance aux travaux de Canguilhem, et c’est simplement Althusser qui a forcé ses élèves a s’intéresser à Canguilhem, et quant à l’Histoire de la Folie, il n’y a pas eu une seule revue marxiste, pas un seul marxiste, etc., pour y réagir. ça n’existait pas. enfin, en gros c’était ça le climat 2.
2. Foucault ne mentionne pas ici les suggestions faites quelques années plus tôt relativement à la généalogie des sciences naturelles, notamment dans « La vérité et les formes juridiques » ainsi que dans le résumé du séminaire Le Pouvoir psychiatrique. [CG]
Paul Patton : Qu’est-ce que vous pensez aujourd’hui de l’idée qu’on puisse faire un partage entre savoir scientifique et savoir non-scientifique uniquement en termes de structure conceptuelle de scientificité ? C’est-à-dire accepteriez-vous toujours la notion de seuil de scientificité par exemple ? et qu’est-ce qui devrait être le rôle joué par cette entreprise de démarcation (ce dernier mot n’est pas tout à fait audible) ? Vous faites souvent allusion aux sciences physiques et mathématiques, par exemple dans Surveiller et Punir, ou dans un cours récent ou vous avez parlé de la notion de force 3. Croyez-vous que la question de l’investissement politique dans les sciences physiques doive se poser autrement, avec d’autres moyens que la manière dont vous avez posé cette question pour les sciences humaines ?
3. Je crois que ce à quoi je référais ici sont les remarques de Foucault qui apparaissent dans Sécurité, territoire, population (séance du 22 mars) à propos de la découverte simultanée des forces dans les pensées politique et scientifique. [PP]
Michel Foucault : Alors je vais tout de suite répondre à cette dernière question, et je vais dire oui, absolument, ce n’est certainement pas par la même façon qu’on peut faire, disons l’histoire politique, ou l’histoire des investissements politiques des sciences théoriques, et des investissements politiques de quelque chose dans ces types de savoir que sont par exemple la psychiatrie ou la criminologie, des choses comme ça où je crois qu’il faut autre chose. Bon, pour le reste, et même à partir de ce que je viens de vous dire là j’avoue que je serais très embarrassé pour donner des réponses claires, définitives et univoques à la série de questions que vous venez de me poser. et je crois que ce sont des questions qui restent posées et dont l’analyse demeure complètement en friche. Toute cette histoire des seuils, des ruptures, des discontinuités, bon, c’est une histoire qui pour beaucoup est un peu empoisonnée.
Je veux dire que l’usage et l’abus de la notion de seuil, rupture, discontinuité, coupure, cet abus a correspondu à un moment donné à quelque chose je crois d’important, et qui était la possibilité de se dégager de la phénoménologie. Dès lors que vous aviez, que vous posiez le problème en termes de phénoménologie, vous vous donnez d’une part des régionalités, des régions idéales, mais un sujet constituant, fondateur, intuitionant ou visant ces différentes essences régionales ; comme on dit : discontinuité des domaines, et identité du sujet et des structures constituantes, mises en jeu par le sujet. Bon, je crois que la notion de rupture permettait de se dégager et de ces discontinuités régionales, de ces spécificités régionales disons, et de cette identité du sujet. ça permettait de faire apparaître un problème dont je ne dis pas du tout qu’il est résolu, mais qu’il méritait d’être posé, et qui le méritait tellement qu’il ne paraît même pas avoir actuellement reçu de solution, et qui est justement cette dénivellation entre des champs de savoir, qui ne se distinguent pas seulement parce qu’ils parlent d’objets différents, mais qui se distinguent les uns des autres par des formes de scientificité, des niveaux de scientificité différents. Bon, je connais un mathématicien qui se trouve être mon collègue au Collège et qui est je crois un très bon mathématicien, il s’appelle Jean-Pierre serres, et qui, quand il parle de ses collègues biologistes dit, « ah oui, ceux qui s’occupent des petites bêtes », et pour lui entre un psycho-physiologiste et un généticien il n’y a aucune différence, ils s’occupent des petites bêtes. Je veux dire que du point de vue d’un certain type de discours scientifique, il est absolument certain qu’il n’y a pas de différence structurale pertinente, et si vous prenez au contraire les choses par en bas. Parce que je suis en bas par rapport à tout ça, il me semble qu’il n’est tellement pas impossible de traiter comme le même type de discours ni même comme deux formes de discours scientifique et surtout pas comme deux états dans le même type de développement du discours scientifique par exemple la psychiatrie et puis la génétique. Alors qu’est-ce que c’est que cette différence qui n’est pas simplement régionale, qui n’est pas simplement une différence chronologique dans les stades de développement, qui engage bien le fonctionnement de la rationalité, bon c’est ça je crois qui est en question.
Tout le monde dit ce qu’il faut faire et ce qui n’a jamais été fait, ou plutôt ce qu’on a toujours essayé de faire et que c’est ça dont s’occupe la philosophie, c’est bien l’interrogation sur ce que c’est que la rationalité, à la fois comme structure universelle et comme forme particulière dans l’histoire de l’occident. Voilà, c’est ça, toute la philosophie n’a fait que réfléchir à cela.
Bon… là-dedans chacun fait son petit coin, son petit coin. Je ne sais pas si ça vous satisfait comme réponse… Pas entièrement ?
Paul Patton : Il y a là une chose dont vous n’avez pas parlé. C’est en fait je crois les questions que vous avez posées à la revue Hérodote.
Vous avez suggéré là à la fois une autre façon de voir ce partage entre les savoirs scientifiques et les savoirs non-scientifiques et aussi vous avez proposé une idée sur le rôle de cette distinction, c’est en fait une façon de disqualifier un certain savoir 4.
4. Au cours d’un autre entretien paru dans Power/Knowledge (éd. C. Gordon, New York, Vintage, 1980, p. 65), Foucault fait référence à la ligne tracée par Althusser entre la science et l’idéologie, ceci afin de mieux prendre ses distances par rapport à Althusser. Mais dans la question qu’il pose à Hérodote, il va encore plus loin en demandant si l’effort visant à distinguer la science et l’idéologie ne serait pas une manière de disqualifier certaines formes de savoir, ou plus généralement un effet de pouvoir lié à l’institutionnalisation du savoir dans l’université et ailleurs. (DÉ III, p. 94).
Michel Foucault : Je ne me rappelle plus très bien ce qu’il y avait dans cette revue Hérodote… Je vous demande votre question actuellement…
Paul Patton : oui, la question que je voulais poser c’était surtout sur le rôle de cette entreprise de faire une démarcation nette entre savoir scientifique et savoir non-scientifique.
Michel Foucault : Faire de démarcation nette et binaire qui ferait apparaître d’un côté des formes de discours, des types d’analyse, des types de pratiques qui seraient scientifiques et d’autres qui ne le seraient pas, je crois que ça ne marche absolument pas. en revanche, vous pouvez parfaitement, et ça j’ai essayé de l’indiquer sans réussir dans L’Archéologie du savoir, il me semble qu’on peut à l’intérieur précisément d’un type de pratique discursive marquer à quel moment on atteint quelque chose qu’on peut appeler seuil de scientificité. et alors si vous voulez dans le cadre de la médecine il me semble qu’on peut le reconnaître assez bien, en ceci, c’est que quand vous lisez un livre de médecine du xviiie siècle, jusqu’à 1750 environ, de la médecine, pas d’anatomie, de physiologie, mais un livre de médecine, pratiquement, vous ne pouvez pas savoir de quoi ils parlent. Ce ne sont ni les mêmes objets ni les mêmes types de regards, ni le même partage des choses.
C’est à ce dernier commentaire auquel je faisais allusion ici. on trouve un commentaire similaire à propos de la tentative visant à prouver la scientificité du marxisme dans Il faut défendre la société (séance du 7 janvier 1976). [PP]
Donc, par rapport à la médecine d’aujourd’hui vous ne pouvez même pas dire si c’est vrai ou faux. ça tombe hors de la pertinence, de la différence pertinente entre vrai et faux. Je dirais que, par conséquent, ça ne fait pas partie du champ de la scientificité médicale. en revanche à partir en gros de Bichat, Laennec etc., vous avez des discours médicaux qu’un médecin actuel pourrait dire dans une proportion entre 70 % et 95 % faux. Mais s’ils peuvent dire que c’est faux, c’est parce qu’ils y reconnaissent les mêmes objets. C’est parce que les procédures de vérification ou de falsification qu’on peut faire de ces genres-là, je dirai que c’est donc que le seuil de scientificité a été franchi. D’accord ? Voilà en gros, donc, il n’y a pas un seuil de scientificité homogène, générale, pour tous les discours, mais vous avez les types de discours dont la transformation a été telle qu’à partir d’un certain moment ils ont fonctionné selon des règles de vérification suffisamment homogènes et stables pour qu’ils puissent dans certains cas dire « c’est faux », et dans d’autres cas dire « je ne peux pas dire si c’est vrai ou si c’est faux » parce que ce n’est pas le type d’objet, ce n’est pas la forme de conceptualisation qui est révélante pour moi.
Colin Gordon : Vous avez raconté dans votre entretien avec Fontana et Pasquino comment des analyses du pouvoir qui étaient jusque-là bloquées sont devenues possibles pour vous et pour d’autres à partir de Mai 68 et des luttes qui suivirent. Ce tournant est évidemment bien net dans vos écrits, avec la thématisations, depuis L’Ordre du discours, du pouvoir ou plutôt des relations de pouvoir comme question centrale. et en effet aussi on voit que le mot, le concept de pouvoir a fait fortune ces dernières années un peu partout, disons comme espèce de signifiant flottant dans les discours intellectuels. C’est-à-dire un signifiant qui semble dire à la fois trop et pas assez et c’est un changement qui, peut-être, fait problème en soi. Alors, pourriez- vous essayer de nous raconter comment cette possibilité de rendre explicite un discours sur le pouvoir a été capitale pour vous et, d’un autre coté, croyez-vous qu’on puisse écarter les risques que semble comporter ce mot de pouvoir comme substantif tendant toujours, évidemment contre votre gré, vers la désignation d’une présence systématique, massive, inéluctable, et peut-être aussi fascinante, séductrice, du « Pouvoir ». enfin, croyez-vous que ce mot même de pouvoir restera indépassable dans vos travaux à venir ?
Michel Foucault : Bon, c’est là la bonne question ! Alors, rapidement je dirai, vous savez, vous avez remarqué, je n’ai jamais parlé du pouvoir. Je n’ai jamais parlé du pouvoir, je n’ai jamais fait d’analyse du pouvoir, je n’ai jamais dit ce que c’est le pouvoir, ce qui fait dire à certains esprits actifs que j’en faisais une sorte d’absolu, de puissance transcendantale, de divinité obscure, etc. Bon, quand on regarde les choses, si je ne définis jamais le pouvoir, et donc si je ne parle pas du pouvoir, qu’est-ce que je fais à la place ? J’étudie des choses comme un asile psychiatrique, les formes de contrainte, exclusion, élimination, disqualification, que, disons, la raison qui est toujours incarnée précisément, prenant corps dans un médecin, un savoir médical, une institution médicale, etc., exerce sur la folie, la maladie, la déraison etc., ce que j’étudie, c’est une architecture, une disposition spatiale, ce que j’étudie c’est les techniques disciplinaires, des modalités de dressage, des formes de surveillance, actuellement beaucoup trop large, mais… quelles sont les pratiques qu’on met en oeuvre pour gouverner les hommes, c’est-à-dire pour obtenir d’eux une certaine manière de se conduire ?
Bon, c’est-à-dire que c’est chaque fois des choses précises, concrètes, qui sont de l’ordre de la domination, contrainte, coercition, etc. Toute chose qu’on peut mettre si on veut dans la catégorie du pouvoir, mais moi cette notion de pouvoir, elle me dégoûte beaucoup plus que ceux qui me reprochent de l’utiliser, et c’est bien précisément comme manière de faire la critique réelle, concrète, précise de cette notion fantomatique de pouvoir que je parle de ces différentes choses, et que je les étudie elles. Autrement dit, c’est absolument vrai qu’il m’a semblé que l’analyse des mécanismes dit de pouvoir, c’est-àdire ce champ extraordinairement varié des mécanismes de coercition, de domination, d’exclusion etc., l’énumération est indéfinie, il m’a semblé que ça, ça devait être un point de vue intéressant pour comprendre un certain nombre de choses que d’autres analyses ne permettaient pas de comprendre, et en particulier ce dont on parlait tout à l’heure, à savoir comment faire l’histoire matérialiste des idéalités ou des rationalités. Il me semble que le lien, il m’a semblé en tout cas que le lien entre ces matérialités et ces idéalités, ces matérialités et ces rationalités, ça devait se trouver beaucoup plus encore que du côté des rapports économiques, du côté des rapports de domination. C’est ce que j’ai fait à l’aveugle dans l’Histoire de la folie, où il m’a semblé que, prenons par exemple le problème de chômage, le problème du vagabondage. Le problème de l’emploi, l’obligation de mettre les gens au travail, c’était certainement le fond de ce qui s’était passé dans cette mise hors circuit des fous, de tous les anormaux si vous voulez, au xviie siècle.
Mais ce qui a permis de constituer quelque chose comme une psychiatrie avec la prétention de rationalité, la prétention de scientificité, propre à cette pseudoscience, il m’a semblé que ça, ça ne pouvait pas simplement s’expliquer par le fait qu’on voulait contraindre les chômeurs au travail, qu’on voulait éliminer mais elle a été faite de quelque chose d’autre qui était cette machinerie d’exclusion, de surveillance, de dressage, de thérapeutique, etc., pour constituer l’hôpital – d’abord l’enfermement, puis l’hôpital, puis la psychiatrie. Donc le rapport de pouvoir comme principe d’intelligibilité de relation entre la matérialité et la rationalité c’est ça. Bon, mais encore une fois, ce thème de la relation de pouvoir comme principe d’intelligibilité, le pouvoir comme substance unique est pour moi la chose absolument à abattre, et je veux à chaque instant lui substituer l’analyse précise et concrète des formes prises par cette domination, ces assujettissements, ces contraintes, etc. C’est-à-dire que je suis l’ennemi le plus radical qu’on puisse imaginer de l’idée du pouvoir, et je ne parle jamais du pouvoir, et je parle à partir des possibilités d’intelligibilité que donne l’analyse des mécanismes de pouvoir à condition que l’on ne parle jamais du pouvoir, mais bien des différentes instruments, outils, relations, techniques, etc. qui permettent la domination, l’assujettissement, le contrainte, la coercition, etc. Je hais le pouvoir, je hais la notion du pouvoir, et ça les gens ne le comprennent pas, vous trouvez les critiques de sens complètement rustiques qui disent « aha, le pouvoir il ne le définit pas ». Je dis, le pouvoir, il n’est pas à définir, il n’est pas à définir parce qu’il n’existe pas.
Colin Gordon : en Angleterre il y a parfois une certaine lecture de vos travaux récents qui dit, ah bon, c’est une sociologie du pouvoir, mais…
Michel Foucault : ça n’a rien à voir. Ah bon, à vrai dire mon défaut sur le marxisme c’est que je n’ai jamais très bien su expliquer ce que je fais. Il est certain, je crois toujours que c’est clair au niveau des formulations, ce n’est pas clair, comment dire, au niveau des significations. et il m’a semblé par exemple que dans La Volonté de savoir j’ai bien expliqué que pour moi le point de vue de pouvoir est un point de vue de méthode, qu’il n’y avait aucune substantification de pouvoir, que c’était une manière de prendre les choses, rien de plus. Je crois l’avoir dit archiclairement. Mais les contresens se sont reproduits…
(pause)
Michel Foucault : Quand je dis que les relations de pouvoir sont à la fois multiformes, extensives, coextensives aux relations sociales, donc omniprésentes, on interprète en général que pour moi le pouvoir est tout- puissant, qu’au fond omniprésence est toute-puissance. Quand je dis que le pouvoir, que les relations de pouvoir sont omniprésentes, ça veut dire exactement le contraire que l’affirmation que le pouvoir soit tout-puissant.
Le contraire, pourquoi ? Parce que quand je parle de relations de pouvoir, je ne parle pas du pouvoir ; une relation de pouvoir, c’est une relation entre quelqu’un qui cherche à dominer ou qui domine, ou qui a des instruments de domination, et puis quelqu’un d’autre, ou un série d’autres gens qui sont par rapport à ce pouvoir en situation d’être dominés, de refuser cette domination, de fuir cette domination, de se battre contre elle, ou au contraire de l’accepter aussi. C’est donc les relations de pouvoir et non pas le pouvoir. et ensuite, quand je dis que les relations de pouvoir sont omniprésentes, je ne veux pas dire du tout que le pouvoir est tout-puissant, je veux dire que ces relations de pouvoir que l’on peut en effet trouver à chaque instant, dans les relations de famille, dans les relations sexuelles, dans les relations d’apprentissage, dans les relations de savoir, etc., ces relations n’auraient pas à être établies si le pouvoir était tout-puissant, ou s’il y avait quelque chose comme la toute-puissance.
Qu’il y ait des techniques de pouvoir, qu’il y ait des instruments de pouvoir, qu’il y ait ces relations instables, dangereuses, réversibles, fragiles prouve évidemment qu’il n’y a en aucun point du corps social, et certainement pas en son centre, quelque chose de tout-puissant. enfin ça m’apparaît tellement évident, ça me paraissait tellement évident que quand je disais des choses comme ça, je ne croyais pas qu’il était nécessaire de préciser que ça voulait dire qu’il ne pouvait pas y avoir d’élément qui était tout-puissant. et je n’en disais [mot inaudible] plus, c’est une chose qui est absurde, absurde. en gros si vous voulez on peut prendre les choses… un souverain tout-puissant dont les ordres, les injonctions, les commandements seraient effectivement suivis à la lettre, cela exclurait du corps social sur lequel il exerce cette souveraineté l’existence de ces milliers de relations de pouvoir qui s’établissent entre les gens qui se rebellent, qui contestent, etc. c’est bien parce que Dieu n’est pas tout-puissant que le mal existe ! C’est-à-dire que c’est parce qu’il n’y a pas de pouvoir tout- puissant qu’il y a des relations de pouvoir omniprésentes.
Colin Gordon : Alors c’est dommage qu’en Angleterre on doive toujours attendre la traduction de La Volonté de savoir, parce que là vous être très clair là-dessus.
Michel Foucault : oh, très clair, vous savez qu’en France ça n’a rien changé. Les même contresens qui existaient avant continuent d’exister
après. Mais cela est pour la raison qu’on disait ce matin ; actuellement en France le champ intellectuel est si saturé de relations polémiques qu’il est absolument impossible de se faire entendre. Le seul problème, c’est de savoir dans quel camp on est, avec qui, dans quel système d’alliances, dans quel système d’hostilités, etc. on est vraiment dans un monde d’ennemis, au sens de ce que Mme Khodorovitch disait tout à l’heure. C’est ça qui m’est très impressionnant (sic) c’est là par où, comment dire, le modèle, je ne dis pas marxiste, mais le modèle soviétique, dans tout ce qu’il peut avoir d’odieux, a diffusé dans les groupes politiques français, et non seulement dans les groupes politiques français mais dans le monde intellectuel tout entier – nous on n’a pas simplement des interlocuteurs, ou des gens avec lesquels on n’est pas d’accord, on ne les critique que pour dénoncer des ennemis, il faut trouver l’ennemi, il faut nommer l’ennemi, celui-là c’est l’ennemi, l’ennemi principal, accessoire, l’ennemi de l’ennemi, enfin, donc, peu importe. C’est ça la politisation au sens de « catastrophique » du mot, et si je suis pour la politisation de l’analyse, autant je suis contre la politisation des rapports humains au sens ou ça produirait comme clé de voûte du système la nécessité de trouver l’ennemi et de démasquer l’ennemi sous tout individu avec qui l’on n’est pas d’accord.
Colin Gordon : eh bien, pour passer maintenant à la notion de résistance, évidemment les contresens sont symétriques avec ceux sur le pouvoir.
Nous sommes d’accord avec vous qu’il n’y a pas de partage binaire entre les dispositifs de pouvoir et les actions, les foyers de résistance, ni donc entre les généalogies de ces appareils, ces dispositifs et ce qu’on appelle la mémoire, l’histoire des révoltes. on a quand même parfois remarqué que la place occupée par la question de la résistance est assez mineure dans vos livres récents (sinon dans vos cours où il me semble que la situation est différente), alors est-ce qu’on peut faire aussi, ou même pensez-vous à faire aussi des généalogies des formes de résistance qui pourraient nous enseigner peut-être autant que font les généalogies des formes de pouvoir ?
Michel Foucault : Bon alors, primo, je n’ai jamais eu la prétention de faire l’histoire de tout, et je ne trouve rien de plus déplorable que l’objection qui consiste à dire : « mais vous n’avez pas parlé de ça... ». La question n’est valable et recevable que si on dit, pour pouvoir parler de ce dont vous avez parlé, il fallait également, ou avant, parler de ceci et cela. on dirait, mais comment est-ce qu’on peut parler des relations de pouvoir si on ne parle
pas en même temps des phénomènes de résistance, puisque précisément pour moi il n’y a pas le pouvoir d’un côté et la résistance de l’autre, mais vous avez un enchaînement réciproques, il n’y a de pouvoir que là ou il y a résistance. Bon alors là, à ce moment-là je répondrais ceci. si jusqu’à présent j’ai plus parlé, enfin il me semble que dans les analyses que j’ai faites, par exemple dans l’Histoire de la folie, dans Surveiller et punir aussi, je ne crois pas avoir gommé ou nié l’existence des résistances, je ne pense pas non plus avoir dit que les mécanismes de pouvoir se développaient en quelque sorte à partir d’eux-mêmes, sans prendre appui, sans avoir pour objectif, sans rebondir, sans se modifier à partir des phénomènes de résistance. Bon, dans Surveiller et punir je suis parti de la situation de la délinquance au xviiie siècle telle qu’elle apparaissait aux yeux mêmes des contemporains, et telle qu’elle pouvait constituer par conséquent une espèce de champ stratégique où il fallait se donner d’autres systèmes de pénalité que ceux qui étaient en cours. Mais c’est absolument vrai que de ces résistances dans leur principe, dans leur mouvement propre, dans leur motivation, je n’ai pas parlé directement. Je n’en ai pas parlé, pourquoi ? Parce que jusqu’à présent mon problème c’était celui dont je parlais ce matin, à savoir dans quelle mesure le point de vue des relations de pouvoir peut nous aider à résoudre la question de la genèse des rationalités, ou des rationalités, ou des idéalités, ou des scientificités à partir de l’histoire disons matérialiste.
Autrement dit, c’est bien la genèse de la vérité, c’est bien la genèse de la rationalité. or je crois que là, c’est un des points importants qu’il faudra sans doute examiner, je suis bien loin d’avoir terminé, il me semble que là justement, ce qui est caractéristique de cette rationalité occidentale, c’est qu’elle a été pour l’essentiel formée à l’intérieur des relations de pouvoir, et à partir des éléments institutionnels qui ont pu cristalliser des relations de pouvoir, c’est-à-dire qu’il y a eu une raison dominante, et une domination de la raison. C’est évident pour la folie. Bon, c’est très intéressant de voir comment, à l’intérieur des appareils dans lesquels la domination de la folie a été assurée, le discours de la folie à tout de même fait son chemin, été entendu, il a parlé, il a crié, et puis on l’a réinterprété. Bon, si vous voulez d’esquirol, de Pinel à la psychanalyse, il y a là, en passant par des épisodes très intéressants comme celle de Leuret se battant avec ses malades, ou comme les hystériques de Charcot, etc., il y a eu tout un mouvement par lequel la psychiatrie a tout de même… et la rationalité de la psychiatrie si vous voulez a été travaillée par le discours des malades, traversée en tout cas par lui, inquiétée par lui. Je crois que ça c’est une chose importante. Mais je veux dire qu’en gros, pour l’essentiel la genèse de la rationalité, c’est bien la genèse d’une raison dominante, et donc ça se situe, ça se loge à l’intérieur d’un phénomène de domination, ce n’est donc pas tellement du côté de la résistance qu’il faut regarder si l’on veut voir la genèse de la rationalité.
Mais encore une fois, tout ce que je fais c’est partiel, ça n’a aucune vocation à la totalité j’essaie de me déplacer moi-même le plus souvent possible dans le domaine de ce que je fais pour voir les choses autrement, donc oui ce problème, prenez par exemple à propos de la sexualité, c’est un des points qui là m’apparait clairement que, prenons si vous voulez l’exemple des enfants. Il me semble que le phénomène, qui est évident, de la prise en considération, de plus en plus marquée, de plus en plus appuyée, de plus en plus contraignante de la sexualité des enfants, dans ce qu’elle peut avoir de spécifique et de ce qu’on lui prête, bon c’est un phénomène qui n’a pas cessé de croître depuis le xviie siècle, et qui a constitué je crois une véritable colonisation de l’enfant au nom de la sexualité. Bon, cette inquiétude, elle s’est traduite par quoi ? Bien, elle s’est traduite bien sûr par tout un discours à la fois moralisateur, médical, scientifique – soi-disant tel – sur ce phénomène. Je crois, ça sera à voir, c’est ce que je veux savoir, il semble qu’en même temps et par là même, si vous voulez comme à la fois résistant et effet, il y a eu un véritable allumage de la sexualité enfantine, et qu’en un sens les enfants ont répondu à la masturbation par la masturbation, et qu’il y a eu comme une érotisation de leurs propre corps qui a été l’effet de cette angoisse portée sur leur corps par leurs parents, par le médecin, par leur entourage qui a été aussi une réponse protestataire.
Colin Gordon : Comme avec les possédés ?
Michel Foucault : Bon, ça a été étudié. Mais si vous voulez, dans l’état actuel de mon travail qui n’est pas achevé, qui n’est pas écrit entièrement, dans l’état actuel de mon travail je serais assez prêt à dire que finalement les gens du xviiie siècle n’avaient pas tout à fait tort, ni même encore ceux du xixe quand ils disaient : « mais il y a une maladie moderne qui s’est répandue et qui est la masturbation des enfants ! » Je suis assez prêt à croire qu’avant l’enfant ne se masturbait pas : mais je veux dire que cet espèce d’énorme système construit autour de la masturbation, de jeu entre les parents et les enfants, le corps des parents et le corps des enfant, le sexe des enfants et le regard des parents, tout ce jeu n’existait pas, et l’érotisation du corps des enfants était beaucoup plus faible, et que ma foi les plaisirs qu’ils prenaient comme ça soit tout seul soit entre eux n’avait certainement, n’avaient peut- être pas en tout cas, la dramaticité, l’intensité affective et par conséquent la valeur psychologique qu’ils peuvent avoir maintenant. en fait, les enfants se touchaient les organes sexuels comme ils se grattaient les oreilles, parce que ça leur fait plaisir, parce qu’ils en avaient besoin, c’était fait, hop ! et puis on a commencé ce grand théâtre, dont on peut dire, il me semble, dont on a là un phénomène de résistance complètement corrélatif des systèmes de pouvoir, destiné à l’étouffer, qui n’ont fait que l’inciter.
Colin Gordon : Pour nous replacer maintenant un peu dans la philosophie : un des aspects originaux de vos travaux à semblé être l’effort de faire communiquer, ou bien le va-et-vient entre d’un côté des objets ou des relations historiques, concrètes, et d’autre part les cadres de concepts, les catégories qui rendent ceux-là intelligibles, déchiffrables. Ce n’est donc peut-être pas sans pertinence de noter un écho kantien dans certains de vos concepts clés : l’apriori historique, l’analytique du pouvoir, les grilles et cadres de déchiffrement qui permettent d’atteindre, voire de constituer des objets historiques. et dans votre cours de cette année, vous voyez le principe de raison d’État au xviie siècle à la fois comme principe régulateur d’un programme de pouvoir gouvernemental, et par là aussi comme matrice explicative dans une généalogie disons des arts du bon gouvernement étatique. Alors je voulais demander ceci : est-ce que ce fil « kantien » dans votre vocabulaire d’outillage correspond pour vous à une façon constante de guider vos recherches, c’est-à-dire disons une espèce d’épistémologie critique de l’histoire, mais qui replace le transcendantal à l’intérieur du champ même des objets ?
Michel Foucault : si vous voulez, ce que je fais se situe toujours sur le niveau de ce qu’on disait ce matin, à l’intérieur de ce problème de la genèse de la rationalité, des idéalités, à l’intérieur de ce problème qui est celui de la phénoménologie mais qui est aussi celui de Kant, qui n’est pas exactement celui de Descartes justement, et qui est le rapport du sujet à l’objet. Bon, alors où j’établis moi-même la plus grande distance à l’égard de la phénoménologie, c’est dans la mesure où ce que j’essaie de faire, ce serait plutôt la constitution corrélative, à travers l’histoire, des objets et du sujet. et si vous voulez, ce qui me paraît intéressant dans cette ligne directrice qui est celle du pouvoir, non pas du tout pour faire du pouvoir cette instance, etc., … mais comme grille d’analyse, c’est ce qu’il me semble qu’on peut, à partir de cette grille d’analyse, on peut à la fois repérer la manière dont se constituent des objets de connaissance possible, et d’autre part comment se constitue le sujet lui-même, c’est-à-dire ce que j’appelle l’assujettissement, mot dont je sais qu’il est fort difficile à traduire en anglais, parce qu’il repose sur un jeu de mots, assujettissement au sens de constitution du sujet, et en même temps manière dont on impose à un sujet des relations de domination…
Colin Gordon : … sujétion…
Michel Foucault : … c’est ça, et ou si vous voulez, pour reprendre le modèle kantien, là où Kant dirait la loi, moi je dirais, quelles sont les relations historiques, donc changeantes, transformables, de domination qui ont constitué le sujet comme sujet ? C’est-à-dire comme sujet pour la connaissance, mais comme sujet par rapport à un maître, un souverain, une instance quelconque qui le domine. Voilà. et alors c’est cette double historicité et d’objet et de sujet qui me paraît pouvoir être tenue sans trop de paradoxe philosophique à partir du moment où on prend pour fil directeur les mécanismes du pouvoir qui sont développés dans une société. Voilà.
Bon, alors quand je dis sans paradoxe philosophique, je ne suis pas sûr que philosophiquement tout ça se tienne. Vous voyez l’enjeu : ne pas sacrifier la mobilité d’un des deux termes à l’autre, c’est-à-dire éviter de faire une histoire des variations psychologiques du sujet à travers une histoire disons matérielle et fixe des objets ; ne pas faire une phénoménologie historique des différentes intuitions du monde, différents mode de perception des objets en laissant un sujet fixe. et comment est-ce qu’on peut trouver corrélation entre la constitution d’objet et la constitution du sujet.
Colin Gordon : Donc cette mobilité des catégories, ce n’est pas une lubie de votre part ?
Michel Foucault : Disons que c’est là où si vous voulez un peu paradoxalement Nietzsche vient se loger dans un problème kantien, ou dans un problème husserlien, et que c’est bien ça, c’est là où pour moi Nietzsche est très important. C’est qu’au fond il était très kantien, Nietzsche, par côté (sic). Il était très kantien, et puis en même temps son problème c’était, il y a une histoire de la vérité, et il y a une histoire du sujet, et cette histoire de la vérité, cette histoire du sujet, de quel côté est-ce qu’on peut la trouver, et bien c’est du côté de la volonté de puissance, c’est-à-dire finalement du côté en effet des relations du pouvoir.
Colin Gordon : De toute façon, votre refus d’une ontologie du pouvoir, c’est tout à fait dans l’esprit kantien.
Michel Foucault : oui, oui.
Colin Gordon : Alors, on voudrait aborder un peu maintenant les questions sur la généalogie et l’histoire, ce qui veut dire deux ou trois choses différentes : possibilité d’une généalogie du discours historien, relation entre généalogie et histoire historienne, et puis peut-être la question de la généalogie comme histoire du présent. Donc la première question : parmi les disciplines universitaires et dans le monde intellectuel, culturel, l’histoire jouit en France d’un prestige considérable, et les historiens célèbres sont assez souvent appelés à servir comme des oracles de la société, avec l’histoire comme espèce de réservoir de sagesse sociale. Il y a dix années à peu près, après la parution de Les Mots et les choses, vous avez parlé une ou deux fois d’un futur ouvrage qui se serait appelé quelque chose comme « Le passé et le présent », qui serait quelque chose comme une archéologie de la raison historique… eh bien, comment pensez-vous aujourd’hui qu’on pourrait concevoir une généalogie de l’histoire elle-même, généalogie des discours et des pratiques historiennes, et qu’est-ce qu’elle pourrait nous enseigner sur le rôle, la fonction actuellement jouée par les discours historiens ?
Michel Foucault : Écoutez, là je suis très embarrassé pour vous répondre, pour une raison très simple, je suis en train de faire un texte pour des historiens, et on doit avoir une discussion avec les historiens comme Michelle Perrot 5, et il faudrait ou que je vous explique tout ce que je vais leur dire ou que je ne dise rien, là je suis un peu embêté.
5. Quelques semaines plus tard, le 20 mai 1978, Foucault allait participer à une discussion avec des historiens organisée par la Société d’histoire de la révolution française, dirigée par Maurice Agulhon. Cette discussion a été transcrite et publiée, avec deux autres courts textes de Foucault, dans L’Impossible prison (dir. Michelle Perrot). La version anglaise est parue sous le titre « Questions of Method » (traduction : C. Gordon), d’abord en 1981 dans la revue I&C, puis reprise dans The Foucault Effect : Studies in Governmentality (dir. G. Burchell, C. Gordon, P. Miller, 1990) ainsi que dans Essential Writings 3 : Power (dir. J. Faubion, 2000 [C. G.]).
Colin Gordon : D’accord, et pour la question de généalogie et histoire, leurs relations réciproques – laisser tomber ça ? eh bien il s’agit, bien simplement de… la généalogie c’est pas l’histoire mais elle a des relations avec l’histoire, c’est-à-dire…
Michel Foucault : Mais si vous voulez, bon, disons que ce que j’appelle généalogie c’est cette espèce de… dans la mesure où ce que j’essaie de faire encore une fois c’est pas l’histoire de tout et de n’importe quoi, mais c’est bien celle des systèmes de rationalité, de domination rationnelle, la rationalité comme domination, bon, à l’intérieur desquels nous sommes pris, et que j’utilise moi-même pour mon propre discours, c’est cette circularité entre ce dont je parle, ce en quoi je n’ai pas un discours historique, d’une part, et il relève de la circularité, de la disqualification philosophique la plus immédiate. Aucun philosophe ne peut l’admettre, et aucun historien ne pourrait s’y sentir à l’aise. Bon, mais c’est ça, ce que j’appelle la généalogie, c’est-à-dire la généalogie de nous-mêmes, c’est notre propre histoire.
Colin Gordon : Ce que j’entendais par les relation entre la généalogie et l’histoire c’est peut-être ceci, qu’il me semble qu’il y a un certain nombre de formes d’échange entre les deux, qui permettent que, disons en tout cas que la généalogie sert comme foyer pour créer comme vous avez dit autrefois des fictions, voire des hypothèse ; des point de repère, des nouveaux objets, qu’on peut à la limite passer aux historiens en disant voilà, essayez de faire quelque chose avec cela, ou bien, voilà des questions qui pourraient vous intéresser. Toutefois, la question qui m’intéresse c’est si tout cela ne doit pas réagir dans une certaine manière sur ce que c’est que la conception historienne de l’histoire c’est-à-dire, est-ce que ça ne doit pas changer un peu le regard historien autant que lui donner, le doter de quelques nouveaux objets, idées, motivations, c’est-à-dire enfin, est-ce qu’on peut en un sens laisser à l’histoire la responsabilité de la vérité ?
Michel Foucault : Ah oui, mais là encore on retombe dans ce truc, que je vais discuter avec eux, c’est absolument vrai que les historiens font fonctionner, après avoir longtemps fait fonctionner un principe de causalité qui est un peu monotone et pas très intéressant, ils font fonctionner maintenant un principe de réalité despotique, au nom duquel n’est réelle que la réalité dont ils s’occupent et que je trouve être actuellement, eh bien si vous voulez alors justement ça, cette espèce de réalité de la société profonde : l’économie, la faim, la soif… le principe de réalité, la réalité historique, comme étant l’histoire de cette… en gros des satisfactions humaines, des besoins, bon alors quand ils touchent ce fond-là, pour eux c’est la réalité, par rapport à quoi tout le reste n’est que découpage, abstraction. Non mais toute cette question… l’histoire ça m’emmerde. Je n’arrive jamais à le leur dire : les historiens ça m’agace. Mais c’est gentil, ils font ce qu’ils font…
Colin Gordon : enfin, si j’ose l’aborder, l’histoire du présent, c’est-àdire…
Michel Foucault : Mais c’est toujours l’histoire !
Colin Gordon : Ah bon… non ce que j’allais dire c’est que le présent, ce n’est pas une question sur l’histoire historienne, eh bien l’histoire du présent c’est le terme qu’on trouve dans Surveiller et punir, dont le sens est assez clair – je crois. seulement, il y a une certaine réserve en tant qu’on a le sentiment, disons d’un détour, très fondamental, très massif et très long, dans le passé, pour avoir justement des moyens pour viser…
Michel Foucault : Bon, si vous voulez c’est pour moi une histoire qui n’est pas claire, cette histoire du présent, ce n’est pas clair et en même temps elle me touche beaucoup. Tout simplement, ceci : vraiment quand j’ai écrit l’Histoire de la folie, je n’ai pas dit cela du tout pour, comme pour magnifier la chose. Quand j’ai écrit l’Histoire de la folie, vraiment, j’écrivais un livre d’histoire : c’était tellement un livre d’histoire que dans mon esprit ça devait être le premier chapitre, ou début d’une étude, qui mènerait jusqu’au présent. Bon, bien sûr j’ai écrit ce truc-là à partir d’une certaine expérience, ma foi bon comme on écrit… après tout les gens qui écrivent sur les paysans de l’ouest, sans doute c’est qu’ils ont un rapport avec la paysannerie, après tout le rapport que je pouvais avoir avec l’hôpital, si une espèce de rapport avec l’expérience (sic), mais vraiment j’ai écrit un livre d’histoire. or ce livre a fonctionné en France, il a été perçu très tôt par les psychiatres comme une critique actuelle du système actuel de la psychiatrie. et ils l’ont pris comme une agression. et ça continue ! L’autre jour quelqu’un…
Colin Gordon : Toujours des lettres ?
Michel Foucault : Toujours des lettres ! Mais l’autre jour il y avait des gars qui ont fait un film sur l’hôpital psychiatrique et, disons, ils présentaient des psychiatres. Je ne sais rien des gens, rien du film, ils ont présenté des psychiatres. et certains psychiatres qui d’ailleurs avaient été interviewés dans ce film, se reconnaissant, se voyant sur l’écran, toujours ne s’y reconnaissant pas, ont poussé des cris, ont dit : « non, nous ne voulons pas que ces séquences passent, si vous les laissez comme ça », m’a raconté l’auteur du film qui ma téléphoné après-coup car avant je ne le connaissais pas, il m’a dit que le principal de ces psychiatres, de cette maison à eux, est entré en transe, en disant mais tout ça c’est la faute de Foucault, qui nous délivrera de ce gars-là, on en a par-dessus les oreilles, etc., Bon vraiment, pour un livre dont il suffit de le lire, s’il est question, même pas de l’hôpital psychiatrique, des institutions d’enfermement entre 1669 et 1791, bon alors c’est vraiment quelque chose qui m’est revenu à la figure, ça, par cette question que vous venez de me poser.
Comment est-ce que ça, ils peuvent le prendre pour une blessure dans le présent ? et comment ça a pu fonctionner, alors on peut faire, eh bien au fond ce livre a pu fonctionner uniquement d’une façon substitutive puisqu’en France il n’y avait pas de Laing, il n’y avait pas de Cooper, il n’y avait pas de réelle pratique anti-psychiatrique. Finalement, ce livre a servi un petit peu de relais comme ça au problème posé par Laing et Cooper, c’est fort possible. Mais, il n’en reste pas moins qu’un livre d’his-toire peut fonctionner au moins en France, je ne dis pas ailleurs, comme une violence faite au présent. Alors qu’est-ce que ce livre ? C’est lié sans doute à la structure même de la science, de la rationalité en question.
Parce que si vous pouvez raconter aux physiciens les pires horreurs sur l’histoire de la physique, leur dire en quelle dégueulasserie c’est né, la physique, ou la chimie, ils rigoleront, ils trouveront ça très bien, et ils ne sauteront pas au plafond. racontez ça à un psychanalyste, racontez à un psychiatre, racontez a un sociologue comment ça s’est passé – ils se sentiront blessés. C’est donc que ces différents types de savoir n’ont pas à leur propre histoire le même rapport. C’est-à-dire que les uns ne peuvent pas ne pas, ne peuvent pas admettre qu’on disqualifie leur histoire, dont ils se sentent liés sans doute. et alors là on trouve un de ces critères de seuils de scientificité dont on parlait ce matin : à partir du moment où une science peut admettre les pires horreurs sur sa propre histoire, c’est qu’elle est une science ! Tant qu’elle se sent blessée quand on lui raconte sa propre histoire, c’est bien qu’elle n’est pas une science au sens des mathématiques. Mais, ma foi, il y aurait tout un truc. La prison c’est la même chose. Pour raconter l’histoire des prisons jusqu’en 1830, le gens ne peuvent pas ne pas recevoir ça comme une critique violente, systématique, délirante, etc., contre le système actuel à propos duquel il n’y a pas un mot. J’ai bien ajouté quelques indications en disant (sic), eh bien ça s’est continué… Alors pourquoi pas ?
Colin Gordon : Mais avec Surveiller et punir cette réaction ne doit pas vous avoir tellement surpris ?
Michel Foucault : Non, c’est… ça m’a surpris avec l’Histoire de la folie.
Avec l’autre, non, puisque… la manoeuvre de ma part était à la fois plus consciente et plus grossière. Je le regrette… enfin, ma manoeuvre, quelle manoeuvre ? Quelle manoeuvre ? Bon alors il y a là quelque chose, mais je ne sais pas quoi répondre…