Philippe Sollers: Maurice Blanchot l'extreme
[Source: site de Sollers/ Le Nouvel Observateur du 10 juillet 2008]
Le vice aime célébrer la vertu : tous ces moines de la grande ascèse ont donc eu, peu à peu, une réputation excellente.
Blanchot a beaucoup écrit, des romans obscurs obsédés par la mort, des livres de grande critique mémorables («Lautréamont et Sade», «le Livre à venir»). Vous ne l'attendiez pas en politique ? Erreur. Certes, il ne s'agit pas de l'engagement sartrien, mais justement : à partir de 1958, Blanchot est d'extrême gauche. Qu'il ait été, avant la guerre, résolument d'extrême droite, écrivant dans des journaux comme «l'Insurgé», a été une révélation gênante, vite pardonnée par le clergé intellectuel. D'ailleurs, plus précautionneux que Heidegger, Blanchot n'a cessé de rappeler son amitié avec Levinas, donc pas d'antisémitisme. En revanche, une vraie passion haineuse : de Gaulle, rejeté systématiquement dans l'abîme. De Gaulle est un fasciste, un mort-vivant, un faux messie, un imposteur, il faut lui opposer un refus sans faille (mais je réentends Georges Bataille, à qui on associe indûment et continûment Blanchot, dire de sa voix douce : «Pour un général catholique, ce de Gaulle n'est pas si mal»). Ici, un coup d'éclat salubre : le fameux «Manifeste des 121» contre la guerre d'Algérie appelant à l'insoumission : «Le mot insoumission dit : il faut refuser la guerre d'Algérie parce qu'il faut refuser l'oppression et l'absurdité que cette guerre représente.»
Pour un jeune «appelé» de l'époque, prisonnier dans des hôpitaux militaires, le mot «insoumission» était une des rares lueurs d'espoir. Que ce soit précisément de Gaulle qui ait mis fin à la guerre d'Algérie ne compte nullement aux yeux de Blanchot. «Ce n'est pas un homme d'action, agir ne le concerne pas.» A titre personnel, je ne peux quand même pas oublier que c'est Malraux qui m'a fait libérer d'une situation qui, avec la grève de la faim, devenait de plus en plus délicate.
Il n'empêche : Blanchot a été poursuivi pour atteinte à la sûreté de l'Etat, ses interrogatoires par la justice sont un régal, de même que sa lettre à Sartre de 1960, où il lui propose de créer une nouvelle revue internationale. Ce projet n'aboutira pas, mais Blanchot touche juste : «Nous avons tous conscience que nous approchons d'un mouvement extrême du temps, de ce que j'appellerais un changement de temps.» En effet, 1968 s'approche. Et là, Blanchot se déchaîne en révolutionnaire absolu, communiste de façon radicale et originale puisqu'il veut fonder une «communauté anonyme», «inavouable», un «communisme d'écriture» passant par l'aventure fiévreuse et cocasse d'un Comité Etudiants-Ecrivains (je revois Marguerite Duras, pythie locale, tirant de son sac, de temps en temps, des instructions manuscrites de Blanchot). Le lyrisme augmente : nous vivons un événement «prodigieux», «démesuré», «irrépressible», l'avènement d'une nouvelle ère où le fantoche de Gaulle va disparaître à jamais (ce qui n'est pas faux, mais pas dans le sens prévu, l'actuel président de la République le prouve). «La Sorbonne occupée, ce pauvre bâtiment où s'enseignait millénairement un savoir vétuste, redevenait tout à coup, d'une manière extraordinairement insolite, un signe exalté par l'interdit : celui d'un savoir nouveau à reconquérir ou réinventer, un savoir sans loi et, comme tel, non- savoir : parole désormais incessante.»
La belle frénésie nihiliste se donne libre cours : «Plus de livre, plus jamais de livre, aussi longtemps que nous serons en rapport avec l'ébranlement de la rupture», parce qu'«un livre, même ouvert, tend à la clôture, forme raffinée de la répression», etc. On sait que le slogan «plus de livre» a été, depuis, massivement repris en sens contraire par l'industrie du spectacle et la marchandisation à tout-va. Blanchot parle du «camarade Castro», mais ne semble pas s'apercevoir, par la suite, de l'existence de Soljenitsyne. Il n'est pas stalinien, bien sûr, il se met même à lire Marx, mais il se fait tard, et la Technique affirme son règne. Il est savoureux de voir l'auteur d'un grand livre sur Sade et Lautréamont s'enthousiasmant soudain pour Gagarine. Il pense que la fin de l'Histoire est proche, que «plus rien ne sera comme avant». «La Révolution est derrière nous, mais ce qui est devant nous, et qui sera terrible, n'a pas encore de nom.» Inutile de dire que cette vision romantique va être cruellement démentie par les faits.
Plus rien n'est comme avant, en effet, mais il n'est pas sûr qu'il faille s'en réjouir. Blanchot cite Levinas : «La technique est dangereuse, mais moins dangereuse que les génies du lieu.» On est étonné de retrouver ici la condamnation du «paganisme», vieux cliché typiquement religieux. Au passage, notons que Freud est le grand absent de cette vision apocalyptique. Blanchot va même jusqu'à écrire : «Le système gaulliste est rentré dans la phase active de la psychose.» On voit Lacan sourire dans son coin. Mieux : «Aujourd'hui, ainsi que pendant la guerre de 1940 à 1944, le refus de collaborer avec toutes les institutions culturelles du pouvoir gaulliste doit s'imposer à tout écrivain, à tout artiste d'opposition comme la décision absolue.» J'avoue que devant ce tribunal, réuni un jour rue Saint-Benoît, chez Duras, ma réaction silencieuse a pu me valoir l'accusation de modérantisme. Il est vrai que je croyais savoir qu'entre 1940 et 1944 c'était Pétain et non de Gaulle qui était au pouvoir.
Quand tout s'effondre, à quoi se raccrocher ? Dans un texte hallucinant, paru en 1993 dans «la Règle du jeu», Blanchot, peut-être alors en pleine psychose, donne sa réponse. «L'Inquisition, dit-il, a détruit la religion catholique, en même temps qu'on tuait Giordano Bruno. La condamnation à mort de Rushdie pour son livre détruit la religion islamique. Reste la Bible, reste le judaïsme comme le respect d'autrui de par l'écriture même.» (Ici, léger sourire consterné de Spinoza.) Blanchot continue par son appel rituel à «la mort», puis tout à coup : «J'invite chez moi Rushdie (dans le Sud). J'invite chez moi le descendant ou successeur de Khomeini. Je serai entre vous deux, le Coran aussi. Venez.»
Vous vous frottez les yeux, vous relisez ces phrases. Mais oui, aucun doute, elles sont là.
Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur du 10 juillet 2008