Jacques Lagrange: Mémoires de chaire

Dans son testament, Michel Foucault a interdit toute publication posthume de ses écrits inédits. Les héritiers, Daniel Defert et sa famille, ont considéré que les cours au Collège de France échappaient à cette règle car, prononcés devant un public, ils n'étaient pas vraiment inédits ­ alors que devaient le rester les manuscrits de ces cours.
Sous la direction de François Ewald et d'Alessandro Fontana et avec des éditeurs différents selon les intitulés, quatre cours ont été déjà publiés (1) et trois autres devraient paraître prochainement, sur un total de treize. Foucault a enseigné au Collège de France de janvier 1971 jusqu'à sa mort. Comme les autres professeurs, il était astreint à délivrer 22 heures d'enseignement par an (dont la moitié éventuellement en séminaire). Ni inscription ni diplômes n'étaient requis, l'assistance y était entièrement libre et pouvait enregistrer les leçons. Le bureau d'où parlait le philosophe, dans une salle bondée de 350 places, débordait de magnétophones, parmi lesquels celui de Jacques Lagrange, un des éditeurs actuels de ces cours qui se fondent pour l'essentiel sur ses enregistrements, déposés par ailleurs au Collège de France et à l'Imec (Institut mémoires de l'édition contemporaine).

Depuis quand êtes-vous aux prises avec Michel Foucault et son oeuvre ? 

Avant de le rencontrer à nouveau au Collège de France, j'ai connu Michel Foucault à l'Ecole normale supérieure où je suivais ses cours sur l'histoire de la folie avant la parution du livre. Enseignant à Paris-VII, il m'était aisé de moduler mes horaires pour assister à ses cours et au séminaire qui se tenait le lundi soir. Malheureusement, ce n'est qu'à partir de 1974 que j'ai pu enregistrer ses leçons systématiquement. Deux personnes m'ont donné envie de travailler : Foucault et Georges Canguilhem, qui a dirigé ma thèse de philosophie biologique. Et une troisième aussi, Dominique Desanti, dont j'ai été le répétiteur. A l'université, j'étais rattaché au département de psychanalyse de Jean Laplanche et je suivais les cours de psychiatrie de Lanteri-Laura à Hautes Etudes. Mes intérêts me portaient indubitablement vers Foucault. ça a été toujours un peu mon plaisir, et encore davantage maintenant que je suis à la retraite, sauf qu'il y a un contrat qu'il faut honorer avec Gallimard et Seuil.

En quoi consiste votre travail ?

En ce moment, je travaille sur l'édition du Gouvernement des vivants, le cours de l'année 1979-1980. J'utilise mes propres enregistrements et la photocopie du manuscrit du cours que m'a donné Daniel Defert. Il faut faire la transcription de l'enregistrement et j'ai déjà bien avancé ; et il faut transcrire le manuscrit lui-même parce qu'il y a des abréviations, des ratures, des mots manquants. Surtout, il faut compléter la bibliographie qui est souvent sommaire. Ainsi, je me rends à la bibliothèque augustinienne du Saulchoir pour établir les notes, parce que Foucault travaillait à l'époque beaucoup chez les bons pères. En plus, il reste à écrire une «situation» du cours pour en présenter le contexte, comme pour l'Hôpital psychiatrique, paru l'an dernier. Enfin, il y a l'index à faire. Bref, c'est un travail très long. En principe, ça devrait sortir début 2005. Deux autres cours sont en préparation : Sécurité, territoire, population (1977-1978) et la Naissance de la biopolitique (1978-1979) qui paraîtront en octobre, transcrits et présentés par Michel Sennelart, professeur à l'université de Lyon.

Comment se fait le partage ?

C'est Daniel Defert qui le fait parmi les gens qui ont suivi les cours et en fonction de leurs compétences. Sur les deux premières années, j'étais hors du coup parce que je n'avais aucun enregistrement. Pour la philosophie politique, c'est Michel Sennelart qui est le plus compétent. L'Herméneutique du sujet a été éditée par Frédéric Gros, professeur à Créteil, à qui j'ai passé mes enregistrements. J'ai encore quatre cours à transcrire dont les deux derniers sur le Gouvernement des autres que Foucault a étalé sur deux ans. Manquent les deux premières années, parce que, étant à Henri-IV en classe préparatoire, je ne pouvais pas assister aux cours. Il faut les retrouver, et ce n'est pas évident. Je connaissais une collègue qui enregistrait elle aussi, mais je ne sais pas ce qu'elle a pu devenir. Il y a évidemment les manuscrits, mais on n'a pas le droit de les publier. Enfin, c'est aux héritiers d'en décider.

La publication des cours peut-elle changer la perception du reste de l'oeuvre ?

Il y a des inédits que les cours préparaient et qu'on ne peut pas publier, mais on y trouve aussi des problématiques qui n'ont pas été prises en compte dans les livres publiés. Cela peut être très éclairant. Par exemple, quand il a repris les cours, il parlait de la maladie, de la mort, de la folie, d'une manière assez différente que dans Naissance de la clinique ou dans Histoire de la folie. La publication des cours apporte pas mal d'éclaircissements, notamment pour dater le surgissement ou le dépassement de certaines problématiques. Foucault préparait des livres, il les mettait à l'épreuve devant son auditoire, mais on trouve dans la version écrite des développements qui n'ont pas été prononcés.

Sur quoi porte le Gouvernement des vivants, en cours d'édition ?

Prononcé en 1979-1980, c'est un cours assez particulier qui commence par une fable animalière : l'éléphant chaste. Il étudie ensuite le mariage dans l'Antiquité et le Moyen Age en montrant que la morale du mariage est antérieure au christianisme et qu'elle était déjà bien ancrée dans le paganisme. En fait, c'est une archéologie du discours de la vertu de chasteté qui y est développée, et non une approche juridique des transformations de l'institution matrimoniale.

(1) Il faut défendre la société (1975-1976) en 1997, les Anormaux (1974-1975) en 1999, l'Herméneutique du sujet (1981-1982) en 2001, le Pouvoir psychiatrique (1973-1974) en 2003. Ed. Hautes Etudes, Gallimard, Seuil.

Source: Lagrange, Jacques (2004). 'Mémoires de chaire', dossier Le Feu Foucault. In Libération, 19-20 June, i-xii.

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- Wittgenstein

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René Char, La Bibliothèque est en feu (1956)


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