Sándor Kiss: « Chroniques » de Maurice Blanchot dans La N.R.F
Sándor Kiss: « Chroniques » de Maurice Blanchot dans La N.R.F. Revue d’Études Françaises No 10 (2005) [pdf file]
Dans La Nouvelle Revue Française, réorganisée en 1953 et se donnant, pour
quelque temps, le titre de Nouvelle Nouvelle Revue Française, les
« Chroniques » de Maurice Blanchot tiennent pendant longtemps – entre 1953
et le milieu des années soixante – une place déterminante. Parmi les multiples
aspects de la revue, elles représentent celui qui est le plus « philosophique », en
ce sens où elles créent délibérément un pont entre la littérature et les
préoccupations existentielles de l’homme, en entraînant le lecteur, par le biais
de la littérature, vers des expériences sans doute inscrites dans le quotidien,
mais représentées ici sous leur forme extrême : expérience du temps, de la
solitude, de la relation avec l’Autre, avant-goût de la mort. Franchir le pont
équivaut ainsi à emprunter un chemin de vertige, pour arriver à des alternatives
et à des paradoxes radicalement formulés – en somme, sur un terrain dangereux.
D’ores et déjà, il est clair que « chroniques » est une étiquette trompeuse
(elle est d’ailleurs remplacée quelquefois par « recherches ») : il s’agit d’essais,
qui devaient être partiellement repris et remodelés par la suite dans les volumes
d’essais que Blanchot publia dans les années 50 : L’espace littéraire (1955) et
Le livre à venir (1959). Ces écrits peuvent se rattacher à la chronique littéraire
par un trait : leur point de départ est souvent constitué par des réflexions sur un
ouvrage récent, développées ensuite dans le cadre d’une des problématiques
chères à l’essayiste. En dehors de sa prédilection pour certains thèmes, on
discerne facilement les préférences de Blanchot lecteur : dans son univers
Mallarmé, Kafka apparaîtront souvent comme des écrivants par excellence,
accablés précisément par la difficulté d’écrire.
La singularité des textes de Blanchot peut être saisie à deux niveaux, dont le
premier pourrait s’appeler le niveau thématique. Son penchant pour l’analyse
des expériences limites de la vie intérieure le conduit nécessairement vers des profondeurs de plus en plus abstraites : le point précis qui est posé au départ –
un livre, un genre, une activité littéraire comme la traduction – est vite
développé, à l’aide d’un exercice d’introspection clairvoyant et impitoyable, en
une certaine approche de l’existence, qui n’aurait pas été possible sans le
truchement de la littérature, mais qui dépasse largement le problème littéraire
pour devenir une interrogation sur la condition humaine. Considérons, à titre
d’exemple, les pages qui s’intitulent Comment découvrir l’obscur1? et qui –
d’une certaine façon du moins – commentent L’improbable, un essai d’Yves
Bonnefoy sur la poésie.
Selon la citation qui fournit le point de départ et comme le prétexte du
raisonnement de Blanchot, Bonnefoy dédie son livre « à l’improbable, c’est-à-
dire à ce qui est [...]. À une poésie désirée, de pluies, d’attente et de vent ». Pour
l’instant, la thématique est familière : la poésie saisirait le concret, l’aléatoire,
l’improbable merveille de l’existence. L’improbable, dit Blanchot, est le point
de rencontre « entre la possibilité et l’impossibilité ». Et c’est à partir de là que
le commentateur se transforme en psychologue de l’expérience ontologique, en
opposant d’abord le possible (ce qui est en notre « pouvoir »2) à l’impossible –
domaine sur lequel nous ne pouvons rien, qui nous échappe radicalement, parce
que c’est le présent « immédiat » qui nous englobe entièrement et sur lequel
nous n’avons aucune prise. L’expérience du possible et de l’impossible
s’enrichit ainsi de la dimension temporelle : certes, « nous sommes cet être
dressé vers l’avenir, toujours en avance sur soi », mais le présent étant pour
nous à la fois fugitif et éternel, nous sommes aussi soumis à une sorte
d’immobilité fatale, un présent « sans fin, séparé de tout autre présent par un
infini inépuisable et vide », dont une figure fondamentale nous est offerte dans
la souffrance. La modification que subit ici la notion de temps aboutit donc à la
tentative de saisir l’insaisissable, de définir notre rapport avec cette « obscurité
», cette emprise étrangère qui ne se laisse pas éliminer de notre existence. Quel serait, selon cette argumentation, l’espace qui reste à l’homme conscient et
agissant ? On aura deviné que c’est l’art qui a ici droit au dernier mot, non
nécessairement consolateur, mais éclairant. Une réponse que peut donner la
poésie à cette douloureuse interrogation, c’est d’éterniser le désir qui englobe à
son tour ce qui nous a englobés. Blanchot cite René Char : « Le poème est
l’amour réalisé du désir demeuré désir. »
Si toute cette thématique est difficile à cerner et à situer dans le discours
littéraire et philosophique de l’époque, il est plus difficile encore de rendre
compte de l’« écriture » de Blanchot, qui constitue cependant un second niveau
de la singularité de ses textes, directement lié à sa conception du monde. Faire
découvrir les données de l’existence dans toute leur complexité, pourtant mises
en rapport avec des expériences concrètes à la portée de chacun, demandait un
langage abstrait et en apparence neutre, qui impressionne néanmoins par
l’équilibre classique des phrases et l’envergure des arcs tendus entre les points
éloignés du raisonnement. Les ultimes ressources de la langue sont exploitées
pour faire sentir le poids de l’apparemment léger et l’angoisse qui se dégage de
l’observation de notre condition. Pour revenir encore à l’angoissante
« impossibilité » de dépasser le présent et de nous arracher au temps, rappelons
une des formules qui condensent cette expérience : « présent qui ne passe pas,
l’indessaisissable qui ne donne lieu à aucune saisie, le trop présent dont l’accès
se refuse parce qu’il est toujours plus proche que toute approche, et se renverse
en absence, est alors le trop présent qui ne se présente pas, sans laisser rien où
l’on pourrait s’en absenter3. » Ne serait-ce que par la force des jeux
étymologiques, tous les vocables s’enrichissent de connotations nouvelles pour
nous rapprocher de nous-mêmes – et pour inquiéter. Et la même imagerie
abstraite, si l’on ose s’exprimer ainsi, pourra réapparaître à propos – ou plutôt
sous le prétexte – de questions d’histoire littéraire, comme dans Rimbaud et
l’œuvre finale où, au sujet de la chronologie relative des Illuminations et d’Une
saison en enfer, on trouve ceci : « la Saison, affirmation simultanée de toutes les
positions contradictoires, épreuve tenue de la contrariété la plus vive, est
l’expérience d’une pensée chassée et expulsée de son centre qu’elle découvre
être l’impossible et dont elle s’approche au plus près, précisément dans cet écart qui la repousse, dispersée, vers le dehors4. » On aura reconnu une métaphore
spatiale destinée, ici et ailleurs, à rendre sensible l’oscillation de la pensée entre
transitivité et réflexivité, entre l’objet-monde et l’objet-soi, le Dehors et le
Dedans.
Parmi toutes les expériences fascinantes qui ne quittent pas l’imagination de
Blanchot – le temps, la mort et cet être-là irrémédiable qui se concentre dans la
notion d’« immédiat » –, il y en a une qui manifeste cet immédiat de la façon la
plus palpable, en nous rendant prisonniers d’un univers particulier que nous
portons tout de même en nous : le langage. Sur lui non plus nous n’avons pas de
prise, car il n’offre pas de commencement, il est un flux ininterrompu qui
empêche de s’accrocher à un point de départ : on continue à parler sans avoir
commencé. Plus notre rapport avec le langage est conscient, plus nous nous
enfermons dans une altérité radicale. Dans l’essai qui ouvre sa série de
chroniques en 1953, La solitude essentielle5, Blanchot regarde ce rapport
conscient en face : il parlera du travail de l’écrivain. C’est l’écrivain qui
rencontre le langage le plus pleinement, le plus douloureusement aussi ; pour
lui, le langage servira d’habitation inquiétante ; par le langage, il sera confiné
dans une « solitude essentielle ». Sans doute reconnaissons-nous aisément l’un
des composants de cette angoisse qui enveloppe l’acte d’écrire : renoncer à la
« praxis » habituelle de la parole, « retirer le langage du cours du monde, le
dessaisir de ce qui fait de lui un pouvoir » constitue une entreprise dépaysante.
L’inquiétude est cependant plus profonde : sa vraie source est, pour ainsi dire,
l’appréhension du statut ontologique du langage. Qu’est-ce que cet ensemble de
connaissances virtuelles, ce tissu de procédés prescrits, ce vocabulaire, cette
grammaire que la société a déposés en nous et qui soudain se mettent à vivre
d’une vie autonome ? C’est l’écrivain qui parle : « je rends sensible, par une
médiation silencieuse, l’affirmation ininterrompue, le murmure géant sur lequel
le langage en s’ouvrant devient image, devient imaginaire, profondeur parlante,
plénitude qui est vide6. » On voit bien que lorsque Blanchot se propose de rendre compte de l’entreprise et de l’engagement d’écrire, il prolonge, certes, la
réflexion mallarméenne sur cette sorte d’absolu que représente la disposition
des formes linguistiques, mais il va plus loin pour élaborer, devant cet
« absolu », une prise de position absolue, dont la plénitude est réalisée par la
littérature7. Citons ici la dernière phrase de La solitude essentielle :
Écrire, c’est disposer le langage sous la fascination et, par lui, en lui, demeurer en contact avec le milieu absolu, là où la chose redevient image, où l’image,d’allusion à une figure, devient allusion à ce qui est sans figure et, de formedessinée sur l’absence, devient l’informe présence de cette absence, l’ouvertureopaque et vide sur ce qui est quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pasencore de monde.
Ainsi se trouve posée ici, sous le signe de la littérature, mais en dépassant
largement celle-ci, l’énigme du langage qui nous habite et que nous habitons –
dualité essentielle de l’intérieur et de l’extérieur que Saussure avait déjà
ressentie et que Maurice Blanchot transforme sous nos yeux en une
interrogation douloureuse et intransigeante.
Dans un roman d’une grande beauté, paru en cette même année de 1953,
retentit ce cri d’angoisse : « je suis en mots, je suis fait de mots, des mots des
autres8. » En accord avec son temps, dans un style à la fois abstrait et séduisant,
digne de la grande tradition de La Nouvelle Revue Française, Blanchot a su
formuler, par une série de paradoxes de plus en plus profonds, l’expérience de
la déchirure intérieure de l’individu – sujet de chroniques, sujet humain.
1 M. Blanchot, N.R.F., 1959/11, pp. 867-879.
2 Le raisonnement de Blanchot ne serait pas complet sans une référence à l'expérience limite que constitue la mort (elle est encore « pouvoir » en tant qu'avenir prévu et vécu : « Mourant, je puis encore mourir, voilà notre signe d'homme. »). « La mort est au cœur de l'écriture blanchotienne, et au cœur, pour Blanchot, de toute écriture » (Françoise Collin, Maurice Blanchot et la question de l'écriture, Paris, Gallimard, 2e éd., 1986, p. 49).
3 M. Blanchot, N.R.F., 1959/11, p. 875.
4 M. Blanchot, N.R.F., 1961/8, p. 301.
5 M. Blanchot, N.R.F., 1953/1, pp. 75-90.
6 Plénitude et vide : comme l'a remarqué Georges Poulet, pour Blanchot, « la littérature est cette activité pour ainsi dire posthume, qui se donne pour tâche de conférer un sens à ce qui a cessé d'exister ; ou, ce qui, dans ce cas, revient au même, de faire cesser d'exister ce à quoi elle prétend conférer un sens » (« Maurice Blanchot critique et romancier », Critique, 1966/6, p. 487).
7 « L'œuvre n'est pas sa résonance intérieure, le pur repos où se baigner, se perdre, dans la béatitude, mais le déploiement incessant et sans cesse recommencé d'un langage » (Françoise Collin, ouvr. cité, p. 37).
8 Samuel Beckett, L'innommable, Éd. de Minuit, Coll. 10/18, p. 148.