Frédéric Gros: Lettre aux Américains

« S’il faut dire qui je suis, j’aurais bien à opposer, comme tout un chacun, une identité sociale : professeur de philosophie à l’Université. J’ai pourtant toujours espéré être un peu plus et un peu moins. Un peu moins, car je n’aime ni l’autorité du savoir ni la pensée institutionnalisée. Un peu plus, parce que j’aime le travail de l’écriture et l’idée de sagesse.

C’est sur l’œuvre de Foucault que j’ai travaillé le plus longtemps. Son œuvre écrite bien sûr. Mais aussi, comme je transcris et édite ses derniers cours au collège de France, dans la musique de sa parole. De cet ancrage, de cette familiarité, j’ai retiré une méthode éloignée de l’histoire traditionnelle de la philosophie : problématiser, repérer des ruptures, rechercher des énoncés... Et aussi un profil d’objets d’études : la folie dans sa relation à l’œuvre d’art au XIXe siècle (Création et folie Une histoire du jugement psychiatrique, P.U.F., 1997) et puis les grands systèmes de justification philosophique du droit pénal (Et ce sera justice Punir en démocratie, Odile Jacob, 2001). Expériences-limite, lignes de fracture, points de rupture... Et toujours il s’agissait pour moi de penser ce qui aujourd’hui se transforme et change de visage. La folie artiste contemporaine n’est plus mélancolique ni paranoïaque : elle est devenue schizophrène. La justice pénale n’est plus inquiétée par la figure du délinquant, mais par celle de la victime... Déplacer les évidences, décrire des discontinuités.

Aujourd’hui, dans mon dernier livre (Etats de violence Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, 2006), ce sont les grandes violences contemporaines que j’interroge : attentats terroristes dans les grandes villes du monde occidental, « interventions » militaires high tech coordonnées par de grandes puissances, meutes armées sillonnant des contrées ravagées et y semant la mort... Mais je les interroge depuis, et en opposition à ce que la pensée occidentale a réfléchi de Platon à Hegel, de Machiavel à Arendt, comme « guerre ». Qu’est-ce que la guerre ? Elle se laisse enfin réfléchir aujourd’hui, depuis qu’elle n’existe plus, laissant place à une autre distribution de violences. La fin de la guerre, ce n’est pas l’institution de la paix perpétuelle. J’ai voulu dresser la cartographie des grands énoncés philosophiques sur la guerre, cette guerre qui n’existe plus.

Européen né en 1965, j’ai grandi dans l’aveuglante évidence de la paix, et l’idée que les conflits armés relevaient tous d’un passé barbare dont nous étions sortis. Et j’ai relu tous ces penseurs et philosophes des vingt-cinq derniers siècles, nourris quant à eux, dans leur histoire, par l’évidence de la guerre, et qui tentaient de la comprendre quand je la condamnais sans y réfléchir plus avant. Alors elle m’est apparue peu à peu comme ce qu’elle fut : ce pari dément sur la violence. Constituer à partir de la violence armée, destructrice de vies humaines, une éthique, une politique, un droit. Ce fut là l’invention la plus troublante de l’histoire de l’humanité : la guerre.

J’étais obligé d’en convenir : notre philosophie morale, de Platon à Hegel, d’Aristote à Patocka, a trouvé dans la guerre un foyer d’expérience privilégié. Car tout grand concept éthique (vertu, courage, service, sacrifice, etc.) suppose l’acte de transcender la vie simplement immanente et trouve dans le guerrier s’exposant à mourir son illustration immédiate. Et je lisais nos philosophes politiques, de Machiavel à Spinoza, de Hobbes à Schmitt : ils n’ont cessé de penser la guerre comme ce qui fait tenir les Etats, pris dans leur condition de pluralité. Quant aux théologiens (de saint-Augustin à Vitoria) et aux théoriciens du droit des gens (de Grotius à Vattel), ils s’attachaient à penser la guerre comme une violence juridiquement structurée. La guerre, ce fut le pari d’une violence configurée selon les lignes d’une éthique, d’une politique, d’une justice, pari soutenu par le dispositif de deux armées, représentant chacune des unités politique, s’affrontant sur un champ de bataille pour une sanction définitive : victoire ou défaite.

Tout aujourd’hui s’est transformé. Qu’est-ce qu’une guerre où l’on commande depuis un écran d’ordinateur des trajectoires de missiles téléguidés, où un homme se fait exploser au milieu d’une foule de passants démunis ? Et surtout : qu’est-ce qu’une guerre sans armées se faisant face pour des batailles décisives, sans victoire ni défaite, sans commencement ni fin, sans séparation entre le criminel et l’ennemi, l’intérieur et l’extérieur ? Nous sommes entrés dans l’âge des « états de violence ». Fin de l’éthique, du politique et du juridique. Retour au chaos nu des violences ? Non, des lignes nouvelles se dessinent : la destruction unilatérale des civils, la sécurisation des flux, le souci de l’image. Nous entrons dans l’âge indéfini de la sécurité et des interventions, avec ses experts et ses publicitaires. Tâche de la philosophie : il nous faut redessiner d’autres concepts pour notre monde en mutation. »

 [Source: villagillet.net]

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