Henri Maldiney: L’homme dans la psychiatrie
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Maldiney, Henri . L’homme dans la psychiatrie. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe no 36 2001/1
L’homme est de plus en plus absent de la psychiatrie. Peu s’en aperçoivent parce que l’homme est de plus en plus absent de l’homme.
Presque partout la psychiatrie régnante adopte vis-à-vis de l’être-homme (sain ou malade) la même attitude objectivante qui a permis à la science et à la technique d’opérer sur un monde constitué en objet. Tout autre est le sens de l’homme, de la dimension qui le fait homme, dans la tragédie de Sophocle où Ulysse, témoin de la folie d’Ajax, son ennemi mortel, déclare : « Je perçois en lui, dans sa folie même, quelque chose de mien. »
La folie est une forme défaillante de la façon proprement humaine d’ex-ister, d’exister au sens non trivial, c’est-à-dire d’avoir sa tenue hors... à l’avant de soi, au péril de l’ouvert. L’attestent les deux termes majeurs du vocabulaire psychiatrique, dont l’un date des Grecs et l’autre du xxe siècle. Chacun désigne une forme d’être au monde susceptible de déchoir.
Le premier est mania, formé sur la racine man qui dénote la pensée comme effervescence spirituelle toujours menacée d’un retour à la turbulence originelle. Dans l’analyse des quatre espèces de mania (amoureuse, poétique, prophétique, existentielle), Platon distingue en chacune deux voies, l’une qui ouvre, l’autre qui enferme.
L’autre mot pour « penser » est en grec noeien. Il désigne un voir de compréhension qui, dans la situation mise en vue, discerne une configuration, souvent dissimulée, qui peut, dans la perspective de l’action, être favorable ou défavorable. C’est à cette forme de pensée que se rapporte le terme de schizophrénie, inventé par Bleuler. Schisein c’est « couper », « fendre ». L’être au monde schizophrénique est divisé d’avec lui-même par une coupure entre un réel insoutenable et un idéal impossible. Faute de pouvoir franchir la faille en l’intégrant, l’existence schizophrénique se résout et se dissout dans l’ambivalence.
Cette impuissance sanctionne la thématisation de l’existence. Bleuler découvre que les associations, apparemment disjointes, d’un schizophrène se réfèrent à un super-concept (Oberbegniff) qui, bloqué dans sa fermeture, se subroge au projet, toujours en fonction, d’une existence ouverte.
Le blocage d’une existence psychotique, prise dans sa propre étreinte, se trahit dans l’échec de la rencontre.
Une psychose schizophrénique peut demeurer larvée longtemps. Mais elle donne d’elle-même, à chaque contact, un signe de malencontre. Face à un homme dans la rationalité sans faille mais sans jeu, à la fixité d’un cliché sur-exposé, nous éprouvons une étrange difficulté d’être, d’être réellement en présence de lui. L’épiphanie d’un existant a lieu dans le regard d’un autre. Or il est pour celui qui regarde, pour le psychiatre par exemple, deux façons de ne pas voir. La première est celle du regard à l’affût, qui cherche à prendre l’autre à des signes dont le réseau correspond à un système de possibles. Avoir sens pour un homme malade est alors figurer à une place déterminée dans ce système préinstruit.
L’autre façon de ne pas voir celui qui est là c’est de le traverser sans résistance et sans le rencontrer. Ces deux regards ont un trait commun : ils se dérobent à la condition requise pour et par l’entrée en présence de l’autre, à savoir que l’épiphanie d’autrui est liée indissolublement à l’auto-phanie de celui dans le regard duquel il entre en présence et en apparition.
La situation psychiatrique se joue dans la rencontre. Elle s’ouvre ou se ferme selon les avatars de la communication. Or celle-ci, qui est devenue aujourd’hui le leit-motiv de tous les bavardages médiatiques est insidieusement ou délibérément confondue avec l’information. La transmission d’un message à un destinataire n’a rien à voir avec la surprise troublante et transformatrice de se trouver révélé à soi sous l’horizon de présence d’un autre. Nous communiquons dans le « marginal », dans la zone des apprésentations, à même laquelle affleure le fond de monde et qui est celle de potentialités. Deux êtres ne communiquent qu’à l’avant d’eux-mêmes, en soi plus avant.
C’est ce qui donne sens à la dynamique de l’image du corps et de l’image du monde, lesquelles ne sont pas des images mais des schèmes spatialisants. C’est ce qui justifie le recours aux modelages (cf. Gisela Pankow). Ils tiennent leur pouvoir de leur inachèvement. Ils sont portés par un rythme contrarié qui exige, pour être ce qu’il est et a à être, l’intégration de parties absentes, de moments tus. Seul peut le dire un langage rendu à la parole, c’est-à-dire affranchi (et par là désarmé) de l’hypothèque thématisante d’une « langue d’objets ».