Edmund Husserl (1859-1938) est le penseur allemand qui se rendit célèbre il y a juste un siècle par la publication de Recherches logiques (1900-1901) qui mettaient en œuvre, sous le mot d’ordre « retour aux choses elles-mêmes », une manière résolument descriptive de philosopher à laquelle il donnait le nom de phénoménologie et qui inspira une pléiade de philosophes après lui en Europe puis aux Etats-Unis.
Il se trouve que le nom de Louvain est étroitement associé depuis plus d’un demi-siècle à la mise en valeur de l’héritage intellectuel de Husserl et plus généralement à l’essor du mouvement phénoménologique. Cette association est due primordialement à l’initiative courageuse du Père Herman-Leo Van Breda (1911-1974). Jeune franciscain, celui-ci venait en 1938 de terminer à Louvain son mémoire de licence sur l’œuvre de Husserl avant 1911 et avait entrepris d’en faire la base d’une thèse de doctorat, dirigée par le Professeur Joseph Dopp, qui couvrirait l’ensemble de l’itinéraire du philosophe. Comme celui-ci venait de mourir à Fribourg en Brisgau, Van Breda décida de s’y rendre pour s’enquérir de l’existence d’inédits éventuels dont il pourrait faire usage dans sa dissertation doctorale.
Reçu par la veuve du philosophe en présence d’Eugen Fink, son dernier assistant, il découvrit à sa grande stupéfaction que la succession littéraire de Husserl comportait plus de 40.000 pages de manuscrits sténographiés, 10.000 pages de transcriptions réalisées par ses assistants et une bibliothèque de 2.700 livres et de 2.000 tirés à part souvent annotés de sa propre main. Il se rendit compte aussitôt qu’une étude sérieuse de l’œuvre du philosophe défunt ne pouvait faire l’économie de cette mine de documents, répartie grosso modo en trois groupes :
1. manuscrits longuement retravaillés destinés par l’auteur à une publication future ;
2. notes de cours tantôt de caractère introductif tantôt de caractère plus avancé;
3. innombrables monologues philosophiques dans lesquels Husserl tentait d’articuler pour son propre compte, jour après jour, toutes les questions que sa recherche philosophique lui paraissait devoir affronter.
Devant les menaces que le déchaînement de l’antisémitisme nazi faisait peser sur son héritage intellectuel, Husserl lui-même, qui était d’origine juive, avait depuis 1935 envisagé de confier ces manuscrits à un cercle philosophique de Prague. Mais les négociations entreprises à cet effet tournèrent court et, de toute façon, la politique hitlérienne de reconquête du pays des Sudètes avalisée en septembre 1938 par les accords de Munich rendait le projet très aléatoire. Bien plus réaliste était la proposition faite très vite par Van Breda à la veuve et aux héritiers de Husserl de transférer à Louvain, en s’engageant à la mettre en valeur, l’énorme documentation, proposition acceptée par les intéressés et cautionnée par Mgr Noël, président de l’Institut Supérieur de Philosophie et par Mgr Ladeuze, recteur de l’Université de Louvain. Restait à accomplir concrètement le sauvetage de la documentation au nez et à la barbe des nazis.
Van Breda y réussit en recourant à la « valise diplomatique » grâce à l’entremise discrète de l’ambassade de Belgique à Berlin et à la bienveillance de Paul-Henri Spaak, premier ministre et ministre des Affaires étrangères. Restait ensuite à assurer, conformément aux engagements, la mise en valeur du Nachlaß husserlien. C’est ce que permit l’appui de la Fondation Francqui qui accorda un crédit de recherche de deux ans à deux anciens assistants de Husserl capables de déchiffrer ses sténogrammes : Eugen Fink déjà mentionné, et Ludwig Landgrebe qui à l’époque résidait à Prague et y préparait l’édition de manuscrits de Husserl relatifs au thème : Expérience et Jugement (1939). Ainsi naquirent en octobre 1938 les Archives Husserl à Louvain.
Grâce à Fink et Landgrebe, la préparation à long terme d’une édition critique des œuvres de Husserl était lancée, et les transcriptions de ses inédits devinrent accessibles aux chercheurs. Dès avril 1939, Maurice Merleau-Ponty, alors agrégé-répétiteur à l’Ecole Normale Supérieure de Paris, put consulter à Louvain certains inédits dont il fit usage dans la thèse qu’il préparait sur La Phénoménologie de la perception (1945) qui le rendit célèbre. L’invasion de la Belgique en mai 1940 priva Van Breda de ses premiers collaborateurs allemands mais il parvint au cours de la guerre à ce que leur travail se poursuive en s’assurant le concours clandestin d’un émigré autrichien d’origine juive, Stephan Strasser, plus tard professeur à l’Université de Nimègue, qui allait être au lendemain de la guerre (1949) l’éditeur du premier volume de la collection Husserliana des œuvres complètes de Husserl, collection publiée d’abord par Martinus Nijhoff à La Haye puis par Kluwer à Dordrecht et qui compte aujourd’hui trente volumes.
Que vient faire Louvain-la-Neuve dans cette entreprise ? Pour m’en tenir à l’essentiel, qu’on me permette de rappeler d’abord que l’accueil réservé internationalement par le public philosophique à la collection Husserliana, encouragea bientôt le Père Van Breda à lancer une collection parallèle, les Phænomenologica, qui ferait place à la fois à des études sur l’œuvre de Husserl, à des travaux relatifs à des philosophes qui, à des titres divers, s’étaient réclamé de son enseignement, et à des œuvres originales d’inspiration phénoménologique. C’est ainsi que je devins collaborateur des Archives-Husserl à Louvain car c’est à moi que Van Breda en 1956 confia le soin d’assurer le secrétariat scientifique de cette collection trilingue – allemand, anglais, français,– dont le comité éditorial initial se composait de Ludwig Landgrebe, d’Eugen Fink et de K. H. Volkmann-Schluck pour l’Allemagne, de Jean Hyppolite, de Maurice Merleau-Ponty, de Paul Ricoeur et de Jean Wahl pour la France, et de Marvin Farber pour les Etats-Unis.
D’où l’honneur qui m’incomba d’être, avec mon vieil ami Rudolf Boehm, à l’époque éditeur de divers manuscrits husserliens dans les Husserliana, aujourd’hui professeur émérite à l’université de Gand, le premier lecteur du manuscrit de Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas, l’un des premiers volumes à assurer la célébrité de la collection aujourd’hui riche de plus de 150
volumes, et publiée par Kluwer après l’avoir été par Martinus Nijhoff.
Cette collaboration avec le Père Van Breda est ce qui me permit lors de la scission de l’ancienne Université de Louvain en deux universités autonomes, suivie du déménagement des francophones, de négocier la création à Louvain-la-Neuve d’un centre dépositaire d’un lot complet de photos des sténogrammes de Husserl et de copies de leur transcription en langue allemande. Cette négociation entamée en février 1969 déboucha après diverses tractations sur un contrat signé en 1973 entre le Husserl-Archief te Leuven et l’U.C.L. qui instituait à l’Institut Supérieur de Philosophie un Centre d’Etudes Phénoménologiques jouissant des mêmes droits d’édition que ceux des centres d’Archives Husserl établis au cours des décennies précédentes à l’initiative du Père Van Breda auprès des Universités de Fribourg-en-Brisgau et de Cologne, et mettant à la disposition des chercheurs les manuscrits de Husserl au même titre aussi que le centre d’archives établi à Paris sous la direction de Paul Ricœur et actuellement installé à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et dirigé par Jean-François Courtine.
Comme Husserl ambitionnait de soumettre à une description rigoureuse les traits constitutifs de l’ensemble de l’expérience humaine, les thèmes qui font l’objet de ces manuscrits sont très nombreux : fondements de la logique et de l’objectivité scientifique, fondements de l’éthique, conscience du temps, perception, intersubjectivité, etc. Par les soins de Heinz Leonardy, le Centre d’Etudes Phénoménologiques s’est enrichi depuis sa fondation d’une bibliothèque très complète comprenant d’une part les ouvrages qu’avait lus Husserl et avec lesquels il s’était débattu au cours de son itinéraire intellectuel et d’autre part
l’ensemble des Husserliana et des Phaenomenologica ainsi qu’un éventail considérable de publications d’inspiration phénoménologique ou relatives à ce mouvement de pensée qui a marqué le XXe siècle, qui continue de donner lieu internationalement à de très nombreux colloques et de faire l’objet de maintes thèses de doctorat.
Source: Gazette des Archives de l’UCL, automne 2001, n°4
Note: Le texte ci-dessus ayant été rédigé en 2001, il convient d’apporter les précisions suivantes.
Les collections évoquées ici (les Husserliana et les Phænomenologica) sont aujourd’hui publiées
par Springer (depuis le tome XVIII pour les Husserliana et le 176 pour ce qui est des
Phænomenologica, cette dernière collection a publié son 200e titre en 2010)
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